SOUVENIRS D’ENFANCE DE STELLA CORBIN
Do néva

 

         La maison en bois, de couleur verte, s’élève sur la pente d’une colline qui dévale jusqu’à la route puis plus bas encore jusqu’à la grève où la sensitive pousse dru à travers les galets. La rivière s’attarde dans notre verdoyante vallée avant d’affronter l’instant dangereux où il lui faudra franchir la passe toujours houleuse puis se perdre dans le Pacifique.

         Devant la maison un espace libre bordé d’hibiscus et de cagnas. C’est là que se tiennent les indigènes, les jours de fête lorsqu’ils viennent “aimer”, rendre hommage, à nos parents. A l’appel du chef, le village tout entier, case après case, se forme en un long cortège qui s’avance en chantant. Tandis que les hommes disposent les cadeaux : longues ignames, régimes de bananes, volailles, parfois des objets “d’autrefois” sagaies, haches, monnaies anciennes, les femmes et les enfants se déploient sur la gauche. Couleurs bariolées des vêtements de fête, fleurs piquées dans les chevelures crépues.

         Jour spécial, pour nous les enfants. Endimanchés, immobiles sur les marches du perron, nous écoutons les discours et attendons que s’élève le chant final qui nous libèrera ainsi que nos jeunes amis indigènes, moins figés que nous.

         Alors les jeux reprendront. Course sur les pentes herbeuses, partie de pêche avec mon frère sur son bateau et surtout le jeu secret avec ma sœur Francine, le jeu des “petites filles tombées du ciel”. En prélude à ce jeu, il suffit que soit chuchoté une petite phrase magique pour qu’aussitôt surgisse un monde merveilleux. Ke wi ma wi ? Où vas-tu ? Et nous voilà propulsées dans notre univers où tout s’organise pour notre plaisir. Notre royaume ? A l’entrée du paddock un grand vieil oranger. Nous y grimpons allègrement excitées par les nombreux papillons qui voltigent autour de l’arbre. A travers le feuillage apparaît la ferme avec son poulailler. Paysage familier, rassurant. Mais de l’autre côté s’étend la forêt, inquiétante avec ses sangliers. Par bonheur, entre la forêt et notre oranger se dresse un énorme rocher, arrêté dans sa chute comme par magie. Peut-être est—il là pour marquer une frontière ? A moins qu’il ne serve de cache au redoutable sanglier, seul danger possible. En fin de journée, apeurées, nous observons l’ombre du rocher et notre émoi nous masque une autre crainte : l’appel pour le dîner, l’impérieux retour à la banalité quotidienne, l’évanouissement de notre univers enchanté.

         Le soir les roussettes, les méous, pénètrent dans la chambre. Accrochées aux rideaux, elles tiennent leur assemblée et bientôt leur murmure me transporte dans le bois de niaoulis au parfum tenace. Là-bas, très loin, il y a une famille qui nous comble de cadeaux. Il y a une longue guerre dont nous recevons les nouvelles par ‘câble téléphonique’. C’est l’heure grave où l’angoisse se lit sur le visage des parents. Lorsqu’il m’arrive d’être seule pour prendre la communication, il me faut faire un énorme effort pour retenir le nom des lieux où se livrent les batailles, mais ma géographie est sommaire, j’embrouille les localités et j’ai peine à me représenter ce monde autre, jusqu’au jour où un premier départ pour Nouméa, la Ville, avec son école, me donne un avant-goût de ce que sera le départ définitif, deux ans plus tard.

         Adieu paradis verdoyant où mal coiffée, pieds nus, je gambadai avec mes jeunes amis indigènes.

         Les objets familiers soudain s’entassent dans les malles qui envahissent toutes les chambres. Sous une pile de draps, en cachette, je glisse un de mes livres préférés, un seul hélas ! mais je ne puis y dissimuler ma grande poupée, objet de ma fierté. Il avait été décidé qu’elle resterait à la station missionnaire pour les enfants du successeur. Confrontée à cet abandon, je sens que mon univers s’écroule. Partir, abandonner ce que l’on a choyé, serait-ce cela la vie ? Une autre catastrophique contrainte pourrait—elle un jour obliger mes parents à abandonner l’un de nous ? Cette idée me terrifie. Anxieuse, je suis le mouvement. Ce n’est que deux jours après le départ du port de Nouméa, en pleine mer, que mon frère sans doute agacé par cette pleurnicheuse à ses côtés, me dit avec l’assurance de l’aîné qui a déjà été en France : “On ne pleure pas quand on va à Paris ! ». Et moi de répliquer : “ma vie est finie”. Combien salutaire l’éclat de rire provoqué par ma grandiloquence. En effet, comme par enchantement, la crainte me quitte. Mon regard s’arrête enfin sur les autres enfants qui jouent sur le pont. Saisie d’une brusque curiosité, j’ai envie de me mêler à leurs jeux, de découvrir leur monde.

         Peu à peu le rideau tombe sur le paradis de l’enfance alors que nous voguons vers Sydney, Melbourne, Adélaïde, le Cap de Bonne Espérance et que du pont supérieur nous contemplons la Croix du Sud qui disparaît à l’horizon tandis que s’élève l’Etoile polaire.