DE LA THÉOLOGIE APOPHATIQUE COMME ANTIDOTE DU NIHILISME

 

Conférence donnée à Téhéran le 20 octobre 1977

lors d’un colloque organisé par le Centre iranien pour l’étude des Civilisations sur le thème

« L’impact de la pensée occidentale rend-il possible un dialogue réel entre les civilisations ?»

reproduite ici avec l’accord gracieux de Berg International

qui a publié les actes du colloque en 1979.

 

 

I.  Où, comment et quand y a-t-il dialogue ?

 

Il nous faut tout d’abord éclaircir le rapport entre le thème que je propose et celui de notre colloque, posant la question de savoir si l’impact planétaire de la pensée occidentale rend possible un dialogue « réel » entre les civilisations. Cet éclaircissement préalable postule un triple point de vue : où, comment et quand y a-t-il un dialogue ?

 1.         Une première question qui se pose est celle-ci : un dialogue entre civilisations a-t-il eu des précédents ? En fait, le terme « civilisation » est un terme abstrait. Ce ne sont pas les « civilisations » comme telles (les « universaux ») qui peuvent dialoguer. Seuls, leurs porte-paroles, peuvent être les partenaires réels du dialogue. C’est en ce sens que j’entends l’adjectif « réel » affixé au mot dialogue dans l’énoncé du thème de notre colloque.

 Sous cet aspect nous avons à retenir, comme précédents, les grandes entreprises de traduction menées au cours des siècles. Dans l’ordre chronologique, nous retiendrons particulièrement :

a)   Les traductions du sanskrit en chinois (deux princes arsacides traduisent au IIe siècle le texte fondamental du bouddhisme de la Terre Pure, la Sukhavati).

b)   A la fin de la période sassanide en Iran les traductions du grec en pahlavi.

c)  Aux premiers siècles de l’Islam, les traductions de l’arabe en latin, avec l’interférence des textes philosophiques en hébreu et en arabe.

d)      Au XVIe siècle, la généreuse réforme de Shâh Akbar stimulant les traductions du sanskrit en persan.

Sous ce même aspect, nous pourrions trouver une raison d’optimisme dans les multiplications des traductions effectuées de nos jours. Mais jusqu’où serait-il légitime de professer cet optimisme ? Soulignons tout d’abord avec force l’intérêt passionné que l’Occident a manifesté depuis le XIXe siècle pour les explorations archéologiques, pour la résurrection des villes mortes, pour la mise au jour des collections de manuscrits recélant les secrets des systèmes philosophiques et religieux. La conscience occidentale a obéi à un impératif de la recherche qui est tout le contraire d’un obstacle au dialogue, et qui décèle des préoccupations tout autres que le matérialisme qu’on lui impute un peu trop sommairement. Cette recherche implique l’aptitude à remettre l’acquis en question, au contact de pensées nouvellement découvertes. Mais dans quelle mesure y a-t-il eu réciprocité ? A-t-on manifesté en Orient un intérêt semblable pour les hautes traditions spirituelles de l’Occident ? Je n’ose pas répondre par l’affirmative, et c’est pourquoi faute d’un dialogue « réel », nous en sommes restés au monologue.

 Les responsabilités sont partagées, certes. Mais puisque un dialogue se passe entre des « personnes », il faut, pour qu’il y ait dialogue, que le statut des personnes dialoguantes ait entre elles quelque chose de commun. Un dialogue se passe entre « toi » et « moi ». Il faut que « toi » et « moi » nous soyons investis de la même responsabilité d’un destin personnel. La question de la personne se trouvant ainsi posée, nous faisons un grand pas vers la compréhension du thème que je propose.

 2.         Pour qu’il y ait dialogue « réel », tout dépend en effet de la situation des partenaires du dialogue. Le souci sous-entendu dans l’énoncé du thème de notre colloque, c’est le fait accompli de la disparition des civilisations dites traditionnelles, sous l’impact de ce que l’on désigne en gros comme nihilisme. Il s’agit par essence du nihilisme métaphysique, procédant de l’agnosticisme radical, du refus de « reconnaître » quelque réalité transcendant l’horizon empirique et les certitudes rationnelles. Alors peut-il y avoir un dialogue « réel » entre partenaires dont les uns auraient succombé à ce nihilisme, tandis que les autre luirésisteraient efficacement ?

 Fréquentes sont de nos jours, certes, les rencontres entre techniciens, les colloques technologiques. Immédiatement se pose à nous la question : la technologie suffit-elle à remplir le concept de la civilisation ? Ce concept implique-t-il, oui ou non, une force secrète, invisible, qu’il faut bien appeler force spirituelle, déterminant le contenu et la finalité du concept, et qui transcende comme telle les prémisses posées par la technologie comme telle ? S’il ne l’implique pas, on peut s’accommoder du nivellement, voire de l’absence des personnes ; à la limite il suffira de machines informatiques bien mises au point. Mais si le concept implique autre chose, c’est le statut de la personne des partenaires qui est mis en cause, à savoir par là même ce dontne peut répondre et ce pour quoi ne peut répondre que la personne humaine en son individualité spirituelle inaliénable. En l’absence de celle-ci, en l’absence de ce qui en rend possible la primauté, on se trouve devant le nihilisme agnostique : il n’y a plus personne.

3.         C’est ici même que s’insère le thème que j’ai formulé. En vérité je ne suis pas le premier à observer que les systèmessocio-politiques qui, de l’Occident de nos jours, ont débordé sur la planète, sont la sécularisation de systèmes théologiques antérieurs. C’est là même constater implicitement que le concept plénier de l’Occident ne saurait s’identifier purement et simplement avec cette sécularisation. C’est également constater que le phénomène n’est pas particulier à l’Occident, puisque le monde oriental est lui-même aujourd’hui la proie de ce que l’on appelle « occidentalisation ». C’est pourquoi, plus que jamais, le contraste entre « Orient » et « Occident » ne prend son sens qu’au niveau métaphysique, celui-là même où l’ont situé les philosophes iraniens depuis Avicenne et Sohravardî.

 A ce niveau le contraste n’est plus d’ordre ethnique, ni géographique, ni historique, ni juridique. Le contraste essentiel apparaît entre sacralisation et sécularisation. Nous entendons ici par « sacralisation » l’annonce reconnue, par le sentiment intime, d’un monde sacrosaint transcendant (’âlam al-qods) dans les phénomènes et apparences de ce monde-ci. Alors prenons bien garde : la sécularisation dont il s’agit est une sécularisation visant à la destruction du plan métaphysique. Elle n’a donc nullement pour contraire une sacralisation des institutions sociales et politiques, car une sacralisation de ces institutions peut comporter précisément la profanation même du sacré (sa matérialisation). Réciproquement, la sécularisation des institutions peut aboutir tout simplement, par une confusion mortelle, à la pseudo-sacralisation de ces mêmes institutions. Je souhaiterais que nos jeunes collègues orientaux fussent toujours parfaitement conscients de ce paradoxe. Il y eut, par exemple, la phénomène caractéristique de l’histoire religieuse de l’Occident : le phénomène Église. La séparation de l’Église et de l’État, là où elle a lieu, consomme, certes, la désacralisation et la sécularisation de la vie publique. Mais, dans toute la mesure où cette désacralisation procède de la négation de toute perspective métaphysique, de tout « arrière-monde », voici qu’un pseudo-sacré peut réinvestir les institutions humaines sécularisées. Au phénomène Église succède tout simplement l’Etat totalitaire.

             Et cela, parce que sacralisation et sécularisation sont des phénomènes qui ont lieu et leur lieu non pas primairement dans le monde des formes extérieures, mais d’abord dans le monde intérieur des âmes humaines. Ce sont les modalités de son être intérieur que l’homme projette au dehors pour constituer le phénomène du monde, les phénomènes de son monde, dans lequel il décide de sa liberté ou de sa servitude. Le nihilisme advient lorsque l’homme perd conscience de sa responsabilité de ce lien et proclame, avec désespoir ou avec cynisme, que sont closes les portes qu’il a lui-même fermées.

             Le passage du théologique au sociologique s’accomplit quand le social prend la place du théos. Par horreur de pouvoir être qualifiée comme servante de la théologie, la philosophie se fait la servante empressée de la sociologie. Malheureusement la sociologie ne saurait plus lui offrir l’issue que lui réservait la double modalité de la théologie, à savoir la théologie apophatique ou négative (le tanzîh en arabe et persan) et la théologie affirmative (ou kataphatique ; ces deux concepts seront précisés ci-dessous. Selon ce que l’on décide quant au rapport entre l’une et l’autre de ces deux modalités, quant à la préséance de l’une et l’autre, et selon que l’on accepte l’absence de l’une ou de l’autre, se décide la portée du nihil du nihilisme. Le nihilisme culturel n’est que l’aspect socialisé d’une issue malheureuse ou manquée de cette dialectique, je veux dire l’issue où se trouve abolie la primauté de la théologie apophatique, de sorte que les dogmes posés comme absolus par la théologie positive ou affirmative vacillent comme privés de leur fondation et de leur justification.

             Or, cette issue entraîne avec elle le sort de la personne, le sort de ce que postule l’existence réelle de la personne humaine, et par là même le sort des personnes, des partenaires éventuels d’un dialogue qui ne soit pas irréel mais vrai. C’est pour ce motif que mon thème propose « la théologie négative comme antidote du nihilisme ».

             Nous voici, je crois, au cœur même de la question, telle que je l’envisage. Pour la dénouer, il nous faut d’abord confronter les notions de « personnalisme » et de « nihilisme ». Je le ferai en marge d’un article récent de l’un de nos éminents collègues philosophes français, dénonçant, comme philosophe indianiste, le personnalisme de l’Occident comme étant la cause du nihilisme.

             Je crains que le malentendu ne soit total. Car, tout au contraire nous voyons dans l’impersonnalisme, dans la défaillance, l’annulation ou l’aliénation de la personne, à la fois la cause et l’issue du nihilisme. L’affaire est d’autant plus grave qu’elle met finalement en cause un concept fondamental pour la famille des trois religions abrahamiques.

 Alors il nous faut examiner :

1)  Quel concept de la personne professe-t-on, quand on la dénonce comme cause du nihilisme ? Autrement dit, qu’en est-il dupersonnalisme et du nihilisme ?

2)  La raison de cette mise en accusation du personnalisme m’apparaît dans le fait que soit perdu de vue ce que la tradition abrahamique dans son ensemble (donc non pas seulement occidentale) a envisagé comme théologie négative ou apophatique. Autrement dit, qu’en est-il de la théologie apophatique et du personnalisme ? Cette confrontation esquissée, nous pourrons discerner  est en vérité le nihilisme.

3)  Dès lors nous pourrons opposer un principe de réalité rival, à la conception scientifique solidaire du nihilisme. Là même nous aurons à entendre la voix de nos philosophes iraniens traditionnels, à leur tête celle de Mollâ Sadrâ Shîrâzî(1050/1640).

  

 II.  Personnalisme et Nihilisme

 

L’article auquel nous nous référons, fortement pensé et donnant à penser, même et surtout si l’on regrette d’être en désaccord avec le diagnostic, a pour auteur notre collègue et ami, éminent philosophe comparatiste, le professeur George Vallin. S’il lui apparaissait que je n’ai pas rencontré exactement ses intentions, il nous sera facile de dissiper amicalement tout malentendu. L’article a pour titre Le tragique et l’Occident à la lumière du non-dualisme asiatique.[1] Le paradoxe est le suivant : tandis que pour nous le nihilisme métaphysique et moral est concomitant de la dissolution de la personne, voici que pour notre collègue la source du nihilisme serait tout au contraire la notion même de personne, essentiellement donc celle de l’individualité spirituelle. L’enquête de notre collègue procède à partir de l’anthropologie pour atteindre le niveau de la théologie, mettant en connexion l’idée du moi personnel et l’idée du Dieu personnel, pour les dénoncer l’une et l’autre comme la montée même du nihilisme. Nous l’annoncions il y a un instant : la gravité de cette position de thèse, c’est qu’elle met en accusation l’anthropologie et la théologie des trois grandes religions abrahamiques, et avec elles le monde spirituel grec et le monde spirituel iranien, citadelles l’une et l’autre de la personnalité des Dieux et des hommes. Le contraste entre Orient et Occident est largement dépassé, mais le sort des « personnes » partenaires d’un dialogue reste posé avec d’autant plus d’urgence. Nous proposons l’analyse suivante.

 

1.         Anthropologie. – Le leitmotiv qui est le point de départ de l’article en question et qui est annoncé dans son titre même, est une position de thèse formulée dans un livre de J.-M. Domenach, paru il y a une dizaine d’années : Le retour du tragique. On y lit ces lignes : « Il est significatif que le tragique, cette catégorie essentielle de l’existence humaine, marque la culture de l’Europe et nulle autre[2] ». L’auteur de l’article se propose de justifier cette affirmation en montrant que là où manquent les présuppositions fondamentales de la culture occidentale, l’apparition du tragique est « proprement inconcevable ». Mais alors, à notre sens, autant dire que l’on n’est nullement en droit de parler du tragique comme d’une « catégorie essentielle de l’existence humaine ». Or, nous apprenons que, si l’idée du tragique est la marque propre de notre philosophie occidentale, ce serait parce qu’elle est par essence une philosophie postulant l’individuel. Je cite ici les passages à la fois les plus denses et les plus percutants. « Ce qui nous paraît constituer, dit G. Vallin, l’idéologie permanente de l’homme d’Occident, c’est la croyance à laréalité de l’individuel ou l’identification entre réalité et individualité, par opposition à l’idéologie fondamentale de l’Asie traditionnelle, telle qu’elle transparaît dans les doctrines du Vedanta non dualiste, du Taoïsme ou du Bouddhisme du Grand Véhicule ».[3]

             Nous voici invités à considérer que pour l’homme d’Orient le réel s’identifie avec l’Universel ou le Supraformel. Mais il nous faut alors demander : comment la pensée humaine peut-elle s’exprimer sur un Supraformel autrement qu’en termes négatifs ? On nous propose la formule célèbre tat tvam asi, comme signifiant avec cela, l’Absolu suprapersonnel, toi (l’ego) tu l’es aussi, ce qui laisse intacte la question de savoir comme l’ego nommé ici est encore un ego, quand il est mis en équation avec le Suprapersonnel. En d’autres termes, comment est-ce « je » qui a le pouvoir de dire : « Je suis identique à cela, à l’Absolusuprapersonnel » puisque l’on nous oppose l’idée de l’homme réel à celle de l’ego ? Est-ce l’homme réel, est-ce l’ego illusoire, qui déclare : « Je suis cela ». Suffit-il de dire : « Je suis cela », pour que l’ego cesse d’être illusoire ?

     Certes, notre collègue explique qu’ici la négativité impliquée par l’ego dans l’acception courante et exotérique de l’egon’est pas originaire mais dérivée, en ce sens que cette négativité a pour origine la croyance à la réalité de cet ego, croyance qui est « l’obnubilation » même de « l’identité essentielle du Moi et de l’Absolu suprapersonnel ». Le Moi en est en lui-même responsable. Textuellement nous lisons ceci : « L’individu est en un sens responsable de sa propre individuation, car il a la possibilité permanente inscrite au cœur de son être, de redécouvrir la dimension « universelle » ou « infinie » de l’Etre, dont il n’a jamais été séparé en réalité ».

      Autrement dit : l’individu est coupable d’exister, coupable de sa propre existence. Proposition franchement et extrêmement inquiétante, faisant prévoir le moment où l’on imposera à l’individu de se « déculpabiliser », mais non plus pour retrouver sa dimension « universelle ou infinie ». Le déchirement de toute existence, culminant dans le déchirement de la mort, ne serait, nous dit-on, éprouvé comme tel que si l’on identifie l’homme réel avec l’ego. En termes bouddhiques, « l’existence de l’ego est identique à la souffrance et l’être de l’ego est identique au vide ». Mais un Occidental sans besoin même qu’il soit un philosophe ni un gnostique se demandera : Et si c’était l’inverse ? Si la souffrance avait pour origine la mutilation de l’individualité spirituelle, et si c’était cette mutilation qui justifiait seule que l’on considérât l’ego comme une illusion ? Si donc la grande affaire ne serait pas la restauration de l’ego  en sa plénitude originaire ? Autrement dit, à la tragédie de la mutilation de la personne, on répondra non point par l’acceptation du vide, mais par le combat des fils de la Lumière contre les puissances des ténèbres, bref par toute l’éthique zoroastrienne de l’ancien Iran.

 Dès maintenant, nous nous apercevons que ce qui est en cause, c’est ce qui s’est appelé traditionnellement en philosophie « principe d’individuation ». Je cite encore : « Nous savons que l’ontologie et l’anthropologie dominantes de l’homme d’Occident sont précisément centrées sur l’invincible affirmation de la réalité de l’ego (sous toutes ses formes) et de la réalité des formes individuelles en général. Cette croyance nous semble corrélative d’une mutilation de l’être », parce qu’elle prend pour origine et essence « la négativité ou le principe d’individuation identifié au principe de réalité ». De nouveau cette position de thèse nous apparaît d’une gravité extrême. Elle nous apparaît comme marquée et entachée par la confusion qu’ont dénoncée nos métaphysiciens iraniens de tradition avicennienne

[5], à savoir la confusion entre l’unité transcendantale de l’Être (wahdat al-wojûd) et une impossible, contradictoire et illusoire unité de l’étant (mawjûd, latin ens). Ils ont dénoncé avec force cette confusion commise dans un certain soufisme, lequel rejoindrait précisément la position définie par Georges Vallin comme celle de l’homme d’Orient. En revanche, nos philosophes iraniens s’accordent ici avec la métaphysique de l’être du grand néoplatonicien Proclus : le rapport entre l’hénade des hénades et les hénades unifiques des Uns multiples qu’elles posent dans l’acte d’être en faisant de chacun un étant, car l’Être ne peut être étant que dans la multiplicité des étants individuels. Affirmer la réalité des formes individuelles n’est donc nullement une mutilation de l’Être, mais tout au contraire sa révélation et son plein épanouissement. Confondre l’ordre de l’être et l’ordre de l’étant est une confusion mortelle. Le principe d’individuation estposition de l’étant. Si l’on ne voit en lui que négativité, on est mis sur la voie de la catastrophe métaphysique.

 

De plus, nous ne croyons pas que l’on puisse tout simplement dire que ce principe d’individuation domine toute la pensée de l’Occident depuis Aristote jusqu’à Sartre[6], car ce principe a été lui-même interprété de deux manières si opposées qu’elles entraînent des conséquences irréductibles. Formulée en termes d’hylémorphisme, la question est celle-ci : le principe d’individuation est-il la matière, ou bien est-il la forme ? Si c’est la matière, l’individualité spirituelle, la forme, l’idée d’un être, n’est peut-être qu’illusoire. Si c’est la forme, celle-ci est cette individualité spirituelle elle-même, impérissable, inaliénable. Elle peut s’appeler Fravarti (persan forûhar) dans l’Avesta, Neshama dans la Kabbale juive, ’ayn thâbita (heccéité éternelle) chez Ibn ’Arabî, Nature Parfaite (al-tibâ’ al-tâmm) chez Sohravardî et dans la tradition hermétiste de la théosophie islamique, etc.

 Alors, quand notre collègue écrit que pour lui le nihilisme lui « semble remonter à l’intronisation du principe d’individuation ou à la sanctification métaphysique de l’ego » et que « le destin, proprement tragique, de l’Occident nous paraît consister dans la découverte progressive des conséquences de cette sanctification coïncidant avec le prométhéisme fondamental de l’homme d’Occident ; que l’homme d’Occident est un homme essentiellement tragique, parce que la négativité est chez lui originaire et non dérivée. »

[7] – il nous faut avouer que ce qui nous vient spontanément à la pensée, c’est une position radicalement antithétique. Le tragique n’est pas particulier à l’homme d’Occident, parce que le tragique, la tragédie, c’est l’homme lui-même. Il y a tragique prométhéen, mais il y a aussi un tragique ôhrmazdien (l’invasion d’Ahrîman), tous deux de nature et de signes complètement différents[8]. Le tragique ne consiste pas dans une individuation professée comme initiale et comme la loi même de tout étant, aussi bien du monde spirituel que du monde matériel, mais dans la chute ou la catastrophe qui a entraîné dans ses conséquences dramatiques les individualités spirituelles préexistant à ce monde-ci. C’est ce que décrivent les cosmogonies dramatiques communes à toutes les gnoses abrahamiques comme aux gnoses iraniennes (zoroastrisme, manichéisme) et aux « mystères platoniciens ».

 L’individuation n’est donc pas ici une dérivation secondaire, mais bel et bien initiale, advenant avec l’ontogenèse de l’être. Ce n’est pas le principe d’individuation qui est le tragique. Le tragique, c’est ce qui le mutile, le paralyse, le trahit, le caricature. A tel point que, si c’est le principe d’individuation qui différencie l’homme occidental de l’homme asiatique traditionnel, nous avouons encore ne pas très bien comprendre comment notre collègue Georges Vallin peut dénoncer l’Extrême-Orient de nos jours comme étant désormais compris dans l’aire culturelle de la civilisation occidentale devenue mondiale. Car, autant que nous sachions, l’aire culturelle de l’Extrême-Orient de nos jours ne se signale pas particulièrement, tout au contraire, par une reconnaissance des droits de l’ego individuel

[9]. Ou bien alors cette reconnaissance n’est pas la marque caractéristique de l’homme occidental, ni celle de la culture occidentale dont l’impact est devenu planétaire. Si l’influence planétaire de l’Occident s’accompagne de la déchéance des droits de l’individuel, comment caractériser l’Occident par une « sanctification de l’individuel » ? Ou bien, il s’agit d’autre chose de plus que de l’influence occidentale. Ou bien la pensée occidentale n’est pas ce que l’on nous dit. Nous sommes mis ainsi au cœur du thème de notre colloque, car comment concevoir un dialogue sans un accord sur les prémisses fondamentales ? Il n’y aura que confrontation ou dialogue de sourds. J’essaye justement de nous acheminer vers les conditions d’un dialogue entre partenaires qui soient partenaires du dialogueparce que partenaires d’un même destin.

 Le principe d’individuation est tellement essentiel qu’à supposer que ce principe constitue le tragique même, alors le tragique ne marquerait pas le seul Occident, mais tous les univers spirituels dont les gnoses aux yeux de feu ont tenté de pénétrer le mystère qui précéda la « descente » de l’homme en ce monde-ci. En fait la portée du principe d’individuation est telle que notre collègue philosophe, poursuivant sur la lancée qui lui fait dénoncer l’identification du réel avec l’individuel comme source du nihilisme, va, en passant de l’anthropologie à la théologie, dénoncer également la conception judéo-chrétienne du Dieu personnel comme responsable du nihilisme théologique proclamant la « mort de Dieu ». Mais là encore et surtout, de même que précédemment la dénonciation du principe d’individuation nous semblait perdre de vue ce qu’ont décrit les cosmogonies narratives des gnoses, ici c’est ce qui, dans l’ensemble des gnoses et théosophies abrahamiques, s’appelle théologie négative ou apophatique (tanzîh), qui nous semble délibérément passé sous silence. Or, il serait extrêmement grave de le perdre de vue.

 

2.         Théologie. – Là même en effet nous décelons la présupposition tacite qui permet d’affirmer un lien essentiel entre l’idée du Dieu personnel et la négativité du moi conçue comme originaire, comme inhérente à l’idée même du moi qui serait la « forme extrême de l’activité de négation », donc source primordiale d’un nihilisme primordial (en quelque sorte un Urnihilismus). Tout au contraire nous posons, quant à nous, que cette négativité n’est nullement originaire, nullement inhérente au moi, et que le tragique est à mettre en connexion avec une négativité advenue qui est la condition présente de l’ego, condition qui est celle de son existence en ce monde-ci et le résultat d’une catastrophe. C’est ce qu’ont exprimé toutes les anthropogonies et psychogonies narratives de la gnose. Ce n’est pas l’ego qui est la tragédie, mais sa mutilation compensée par une inflation maladive, bref sa « descente » en ce monde-ci. C’est ce qu’exprime le sentiment de l’exil (si vif en théosophie juive et en théosophie islamique) : la « démesure » est entre ce que l’âme, l’ego, est présentement, et ce à quoi  l’âme, l’ego, se sent appelée en vertu d’une origine préexistentielle qu’elle pressent. Les épopées mystiques mieux encore que les systèmes philosophiques traduisent cette protestation, cette démesure. (Car il n’y a pas de commune mesure entre son état actuel et ce qu’elle est appelée à être). C’est toujours la même tragédie que les épopées mystiques et les théosophies ont racontée. Mais cette aventure, cette tragédie de l’âme, dont le monde de l’Ame est le lieu, serait inconcevable si elle n’était pas aussi une aventure divine, ou plutôt intradivine, laquelle a lieu et son lieu dans la divinité même. C’est cela même que vise et que cerne la théologie apophatique, et la raison pour laquelle le Dieu personnel nous regarde encore, c’est-à-dire nous concerne encore et à jamais.

             C’est dire ainsi que la personne divine, la forme personnelle du Dieu personnel, n’est pas elle-même l’absolu originaire ; elle est le résultat éternel d’un processus éternel dans la divinité. Mais comme résultant éternellement d’un processus éternel, elle est à la fois dérivée et originaire. Si l’on médite ce secret, on comprendra que le personnalisme n’est nullement la source du nihilisme. C’est inversement la perte de ce personnalisme, l’échec et l’avortement de la personne qui nihilise son ontogenèse.Eo ipso, le transpersonnel ne peut pas être conçu par la pensée humaine comme ontologiquement supérieur à la forme personnelle de la divinité et du moi humain.

             Dès lors, quand il s’agira de l’origine du Mal, il apparaîtra tout à fait suffisant de réduire le problème à une alternative : ou le mythe de la tragédie grecque tendant à innocenter l’homme, ou le monothéisme judéo-chrétien tendant à innocenter Dieu, en ce sens que ce serait « la seule volonté de l’homme libre, créé par Dieu, qui serait à l’origine du Mal. »

[10] Peut-être est-ce ainsi que se proposent les choses dans un monothéisme purement exotérique. Mais précisément une théologie apophatique, se développant en théosophie, dépasse et déplace le problème posé ainsi en termes exotériques. Tout se passe malheureusement comme si le porte-parole de l’homme asiatique traditionnel n’envisageait en face de lui d’autre position que celle de la théologie affirmative exotérique, laquelle, privée de la sauvegarde de la théologie négative ou apophatique, est par là même impuissante à pressentir l’idée fondamentale qui fait du Dieu personnel et de son fidèle les partenaires d’un même combat ; les héros affrontant ensemble une même tragédie, dont l’origine et l’enjeu ne sont point que leurs personnes respectives seraient une négativité à résorber, mais sont au contraire une positivité à conquérir.

             Il apparaît donc qu’à la thèse de la culpabilité de l’ego comme tel, déjà évoquée précédemment ici, posant que « l’ego est « coupable » d’exister et que l’individuation apparaît comme une « faute » dans la mesure où nous sommes renvoyés à la dimension suprapersonnelle du Soi dont l’ego ne serait finalement distinct qu’en mode illusoire

[11] », nous ne pouvons, pour notre part, qu’opposer une double antithèse : la culpabilité n’est pas dans l’existence de l’ego ; elle est dans la déchéance qui le mutile et le paralyse, donc dans ce qui est en réalité la perte de l’ego, perte qui se traduit le plus souvent par une inflation à vide et monstrueuse. Et l’illusion n’est pas dans une différenciation « illusoire » de l’ego à l’égard de l’absolu transpersonnel, mais dans son annulation par sa mise en équation avec cet absolu. Et à la thèse posant que « le tragique n’est possible que pour l’homme qui reste fidèle à la fameuse « mesure » grecque, c’est-à-dire à la vision de l’homme enfermé dans sa finitude, qui s’identifie avec les limites constitutives de son humanité, c’est-à-dire avec l’ego[12] », il nous faut opposer la thèse que tout au contraire c’est le franchissement de cette limite qui apparaît, dans les épopées gnostiques, comme ayant déchaîné la catastrophe antérieure qui détermina l’existence de ce monde, catastrophe dont résultent les limites d’un moi mutilé et paralysé dans et par son existence en ce monde-ci. Ces limites sont celles de sa captivité et de son exil, non pas les limites qui déterminent éternellement son être même, l’unité de sa monade. Chute et libération sont les grands actes de cette tragédie. Mais libération ne veut pas dire abolition. Libérer l’être individuel, c’est restaurer son individualité, sa monadicité, plénière et authentique. C’est en restaurer la vérité, non point la dénoncer comme illusoire.

             Nous voici orientés dans une direction toute différente de celle qui, envisageant la personne et le personnalisme du point de vue d’un « non-dualisme asiatique », les dénonce comme impliquant un nihilisme. Nous posons, au contraire, qu’il incombe au concept de la personne de « contrer » le nihilisme, pour que les partenaires du dialogue soient des personnes réelles, non pas les ombres d’un Soi suprapersonnel, et dont l’individualité ne serait qu’une illusion.

             Le peu que nous venons de dire nous met sur la voie d’approfondir la théologie apophatique, en refusant dès maintenant la thèse qui ferait du monothéisme abrahamique, c’est-à-dire judéo-chrétien-islamique, une autre forme du tragique inhérent à la culture de l’Occident comme « sanctificatrice » de l’ego et de l’individuel. Nous venons d’inverser les thèses nihilisantes que prolonge encore une autre thèse, posant que le fond de cette tragédie serait l’intronisation d’un Absolu personnel en lieu et place de l’Absolu suprapersonnel. La théologie apophatique a justement la vertu de nous préserver de toute confusion entre l’Absolu et le Dieu personnel, entre l’indétermination de celui-là et la nécessité de celui-ci. Par conséquent, là où notre collègue se faisant le porte-parole du « non-dualisme asiatique » dénonce le Dieu vivant et personnel du monothéisme judéo-chrétien-islamique comme « la première étape de la mort de Dieu[13] », il faut encore inverser le sens de la nihilitude, la remettre dans le bon sens. Cette « première mort de Dieu » serait, nous dit-on, amenée par la confusion, la mise en équation de l’Absolu et du Dieu personnel. Nous accorderons volontiers que telle peut apparaître, en effet, l’œuvre d’une théologie affirmative, dogmatique de l’Église toute exotérique, privée ou se privant de la sauvegarde de la théologie apophatique. Peut-être est-ce précisément cet aspect de la théologie « officielle » qu’envisage notre ami Georges Vallin. Dans ce cas, nous serons d’accord avec lui. En revanche, qu’en est-il pour la théologie théosophique que fonde une théologie apophatique, posant précisément la différenciation entre l’Absolu et le Dieu personnel ? En fait, c’est une théologie privée de théosophie qui délibère sur un « Dieu absent », « objet d’une sorte d’impuissante nostalgie de la conscience malheureuse », comme le dit très bien notre collègue philosophe[14], en se référant expressément à Pascal, Kierkegaard, Karl Barth. Mais alors nous aurions aimé qu’il envisageât – et il nous apparaît impossible que, secrètement au moins, il n’ait pas envisagé – ce que nous envisageons ici, et qui lui eût permis de se référer avec nous à un Jean Scot Erigène, un Jacob Bœhme, un Ibn ’Arabî,  un Isaac Louria, etc.

             En fait, l’absolu n’est pas cet aspect premier et primordial qu’on a l’habitude de signifier par ce mot. C’est un participe passif qui suppose un nomen agentis, à savoir l’absolvens qui l’absolve en faisant de lui l’absolutum. Si l’absolvens absout l’absolu de toute détermination, il reste à absoudre l’absolu de cette indétermination même. Cette remarque pourrait éviter bien des malentendus. A l’inverse de la thèse qui pose que l’avènement du Dieu personnel des « religions du Livre » des trois groupes abrahamiques constitue la « première mort de Dieu », il nous faut opposer que l’acte de conjurer cette « mort de Dieu » ne consiste pas à effacer le Dieu personnel devant l’Absolu suprapersonnel, mais à comprendre que l’autogénération du Dieu personnel s’engendrant de l’Absolu, s’absolvant de l’indétermination de cet Absolu, c’est cela non pas la « mort », mais la naissance éternelle de Dieu. Renversement, certes, de l’analyse phénoménologique. Pour Georges Vallin la « modernité » sera la « seconde mort de Dieu », ou du moins « l’événement consécutif à la seconde mort de Dieu ». Elle consisterait en ce que l’ego humain, perdant à jamais de vue sa négativité foncière, entre « dans un processus actif de totalisation », une totalisation qui déboucherait sur « l’hégémonie du principe d’individuation ». Alors, dit-il, « l’histoire est divinisée et l’homme collectivisé ».

             Nous sommes sûr que notre ami Georges Vallin ne nous en tiendra pas rigueur, si nous avouons avoir un certain mal à suivre jusque-là l’analyse qu’il nous propose. Il nous apparaît en effet que, pour que l’homme soit collectivisé, il faut au contraire que s’écroule à tous les niveaux le rempart de la personne de la monade individuelle. C’est précisément lorsque l’ego comme tel est dénoncé comme une illusion, que nous ne voyons plus très bien comment il peut résister à la collectivisation, même si l’on nous définit cette illusion par rapport à un Soi suprapersonnel ! Et pour que l’histoire soit « divinisée », il faut que les agents qui font cette histoire et que les événements de cette histoire soient perçus sous une dimension unique, une unidimensionalité, passant par le nihilisme qui rejette la dimension transcendante de la personne, donc de chaque personne respective, parce que ce nihilisme perçoit dans cette dimension la manifestation d’un principe de réalité rival.

             Alors, en quoi la théologie apophatique est-elle, comme telle, la sauvegarde de la personne contre le nihilisme, sauvegarde aussi bien de la personne divine que de la personne humaine ? Corollairement, comment fait-elle de la personne ainsi sauvegardée, la sauvegarde contre le nihilisme ? Quelle différence y a-t-il dès lors entre l’épiphanie de la personne naissant éternellement de l’Urgrund, et l’affirmation dogmatique de la personne divine, affirmation qui n’a pas subi l’épreuve apophatique ?

  

III. Théologie apophatique et personnalisme

 

             Quand on dit théologie affirmative ou kataphatique, on désigne une théologie qui, délibérant sur le concept de Dieu, en affirme tous les attributs d’essence, d’opération et de perfection qui lui semblent convenir au concept de la divinité. Tout attribut humain est sublimé à la limite. C’est ce que l’on appelle la via eminentiae. Cependant cette voie ne fait que sublimer des attributs créaturels pour les conférer à la divinité. Le monothéisme est en péril de succomber à l’idolâtrie qu’il dénonce par ailleurs. La théologie négative ou apophatique, pour éviter radicalement ce péril d’assimilation (tashbîh) de la divinité à la créature, dénie tout attribut à la divinité et ne s’exprime à son égard qu’en termes négatifs : c’est le tanzîh, la via negationis. C’est la voie choisie par excellence en Islam shî’ite, aussi bien par les Ismaéliens[15] que par les shî’ites duodécimains. Je pense au prône prononcé à Merv par le VIIIe Imâm, ’Alî-Reza, et admirablement commenté par Qâzî Sa’îd Qommî ; je pense à l’Ecole de Rajab ’Alî Tabrîzî, à l’École shaykhie de Shaykh Ahmad Ahsâ’î[16], etc.  Dans notre tradition occidentale, c’est Jacob Bœhme qui m’en apparaît comme le plus représentatif. Je me référerai donc essentiellement à lui pour simplifier l’explication de ce dont il s’agit.

 

            Toute doctrine métaphysique qui tente une explication totale de l’univers, se trouve dans la nécessité de faire sortir quelque chose de rien, ou plutôt de tout faire sortir de rien[17], puisque le principe initial dont découle le monde et qui doit l’expliquer, ne doit rien être de ce que ce monde contient, et simultanément il faut que ce principe initial possède tout ce qu’il faut pour expliquer à la fois l’être et l’essence du monde et de ce qu’il contient. Il ne peut donc être lui-même l’Être ni une partie de l’Être, puisque c’est l’Être qu’il s’agit d’expliquer. Sous cet aspect, il est la négation de l’Être ; par rapport aux choses de ce monde et à la pensée, il est donc l’absolument indéterminé ; cet Absolu est un néant. Mais d’autre part il doit posséder un rapport avec les choses qui découlent de lui ; il faut qu’il possède une certaine similitude avec les choses dont il est la source. Il faut donc, comme l’analysait excellemment le regretté Alexandre Koyré, que ce principe initial soit à la fois « tout » et « rien ». C’est à partir de là que se constituent les deux théologies : négative (apophatique) et affirmative (kataphatique), la via negationis (tanzîh) et la via emnientiae.

             Il y a donc initialement un double néant, un double nihil, et partant un double aspect du nihilisme, l’un en quelque sorte positif, l’autre négativité pure. Il y a un nihil a quo omnia fiunt, un néant à partir duquel toutes choses adviennent. C’est le Néant de l’Absolu divin supérieur à l’être et à la pensée. Et il y a un nihil a quo nihil fit, un néant dont rien ne procède et où tout tend à retomber et à s’abîmer, un néant inférieur donc à l’être et à la pensée. Il est à craindre que, lorsque l’on parle denihilisme, on perdre trop souvent de vue la différence entre les deux nihil.

             La tradition néoplatonicienne aussi bien chez les Grecs que dans les trois rameaux abrahamiques, tendra à donner la priorité à la voie apophatique, à lui subordonner la voie affirmative, kataphatique, parce que l’Être se trouve lui-même subordonné à l’Absolu. Nous y avons fait allusion, il y a un instant. Sans cette priorité de l’apophatique (de ce nihil dont tout procède), on ne fait qu’accumuler sur la divinité des attributs créaturels (donc du nihil dont rien ne procède). Alors le monothéisme périt dans son triomphe, dégénère en l’idolâtrie qu’il voulait farouchement éviter. Ce fut le sort des théologies affirmatives, quand elles se coupèrent et s’isolèrent du château-fort de la théologie apophatique, et c’est leur sort qui nous a semblé légitimement visé par la critique de Georges Vallin. Mais la théologie négative dresse ici un Absolu dans lequel il ne s’agit nullement de tout faire rentrer et s’abîmer (c’est cela le nihilisme), mais dont au contraire il faut tout faire sortir et qui maintient dans l’être tout ce qu’il fait être. En bref le monothéisme exotérique comprend cette constitutivité de l’Être qui est unique comme si elle était l’unité de l’étant ; nous avons déjà signalé précédemment cette confusion mortelle. Mais le rapport de l’êtreà l’étant, de l’Absolu indéterminé au Dieu personnel, va non pas dans le sens d’une nihilité à résorber dans l’Absolu, d’une multiplicité des étants à confondre dans l’unité de l’être, mais dans le sens même de la positivité dont l’Absolu est le principe et la source.[18] C’est en ce sens que les théosophies ésotériques en Islam, par excellence celle d’Ibn ’Arabî, ont compris le célèbre hadîth : « J’étais un Trésor caché. J’ai aimé à être connu. J’ai créé le monde afin de devenir connu. » Le nihilisme qui dégrade la valeur positive du Dieu personnel équivaut à interdire au Trésor caché (à l’Absolu indéterminé) de se manifester en se déterminant, interdire à l’être d’être étant dans la pluralité des étants.

             Je viens de citer Ibn ’Arabî dont la théosophie mystique est axée sur cette différenciation entre l’Absolu indéterminé et inconnaissable, l’Absconditum, et le Rabb, le seigneur personnel, le Deus revelatus, le seul dont l’homme puisse parler, parce qu’il en est le terme corrélatif. Il en va de même dans la théosophie de l’Ismaélisme, pour qui le nom Al-Lâh échoit en fait à la Première Intelligence du plérôme. On pensera ici au rapport entre En-Sôf et les dix Sephiroth, à Métraton et au Chérubin sur le Trône dans la gnose juive, comme aussi à tous les grands mystiques protestants : un Sébastien Franck, un Valentin Weigel[19], etc., car pour tous ce n’est que par rapport à nous, à la créature que la déité apparaît comme force, puissance, volonté, action, etc.

 

            L’Absolument indéterminé ne devient le Deus revelatus, déterminé, qu’exige la via positionis que par rapport à la créature en tant que ce Deus revelatus en est le créateur. Il faut donc que l’Absolu sorte de son absoluïté, pose une créature personnelle dont il est personnellement le Dieu, de sorte que le Dieu personnel n’est pas du tout la négativité originaire que nous avons entendu dénoncer précédemment comme « la première mort de Dieu ». C’est tout au contraire la naissance divine, advenant dans ce passage de l’Absolu à la personne. Si l’on demande pourquoi il y a cette sortie, pourquoi le choix de cette corrélation du Créateur avec l’être-créé, la meilleure réponse se trouve encore dans l’œuvre exemplaire de notre JacobBœhme : son œuvre immense, parce qu’elle recèle le secret de sa Quête, est la réponse personnelle à cette question, et il ne peut y avoir d’autre réponse que personnelle.

             C’est que toute la théologie de Bœhme est « une analyse des conditions de la possibilité de la personne absolue », c’est-à-dire absoute de l’indétermination de l’Absolu originel, de l’Absconditum (nous disions ci-dessus : l’Absolu étant absous de toute détermination, il reste à l’absoudre de cette indétermination). Le mérite de Koyré fut d’avoir été un des très rares à saisir cet aspect qui différencie Bœhme de tant de ses devanciers dont il nous évite les pièges – aspect capital, parce que son cas exemplaire nous aide à percevoir ce que met en question le thème que j’ai proposé, et à travers ce thème les conditions d’un dialogue.

             « Ce que Bœhme croit avant toute doctrine, ce qu’il cherche, ce que toute sa doctrine est destinée à justifier, c’est que Dieu est un Etre personnel, bien plus, qu’il est une personne, une personne vivante, consciente d’elle-même, une personne agissante, une personne parfaite

[20]. » Notons bien les mots : « ce qu’il cherche. » Le Dieu personnel n’est pas donné primitivement. Il est rencontré au terme d’une Quête (comme celle du saint Graal). Il n’y a donc nulle confusion entre l’Absolu et le Dieu personnel, confusion qui aurait été commise par le personnalisme occidental et dénoncée, nous l’avons vu, comme source du nihilisme fauteur de la « mort de Dieu ». Et cette Quête contraste avec deux nihilismes symétriques : celui d’une théologie affirmative (kataphatique) érigeant d’emblée son dogme en absolu, au-delà duquel rien ne serait à chercher ; celui d’une théologie négative (apophatique) qui n’aspirerait qu’à l’indétermination de l’Absolu, et qui perdrait de vue qu’il est le nihil a quo omnia procedunt (le Trésor caché du hadîth cité ci-dessus). De part et d’autre, on a une théologie sans théophanie.

             Et c’est à partir de là que l’on peut discerner deux attitude permanentes au cours des siècles jusqu’à nos jours, qui sont typifiées respectivement dans la doctrine mystique de Maître Eckhart (XIVe siècle) et dans la théosophie mystique de JacobBœhme (1575-1624)[21]. Observer ces deux cas exemplaires c’est nous mettre à même de déjouer les pièges du nihilisme.

              Chez l’un comme chez l’autre, il y a, certes, le sentiment profond de la Divinité mystique comme Absolu non déterminé, immobile et immuable dans son éternité. Seulement, à partir de là les deux maîtres divergent. Pour un Maître Eckhardt, la Deitas (Gottheit) transcende le Dieu personnel et c’est celui-ci qu’il faut dépasser, parce qu’il est corrélatif de l’âme humaine du monde, de la créature. Le Dieu personnel n’est donc qu’une étape sur la voie du mystique, parce que ce Dieu personnel est affecté de limitation et de négativité, de non-être et de devenir. « Il devient et dé-devient »[22] (Er wird und entwird). L’ « âme eckhartienne » cherche donc à s’en libérer pour échapper aux limites de l’être, au nihil de la finitude, à tout ce qui la pourrait fixer ; il lui faut donc s’échapper à elle-même pour se plonger dans l’abîme de la divinité, un Abgrund dont par essence elle ne pourra jamais atteindre le fond (Grund). Tout autres sont la conception et l’attitude de Jacob Bœhme. La libération, il la cherche dans l’affirmation de soi, dans la réalisation du Moi véritable de son « idée » éternelle (ce que désigne le concept même de ’aynthâbita chez Ibn ’Arabî et tous ceux qu’il inspire en théosophie islamique).

             Donc, tout se trouve inversé : ce n’est pas le Dieu personnel qui est une étape vers la Deitas, vers l’Absolu indéterminé. C’est au contraire cet Absolu qui est une étape vers la génération, la naissance éternelle du Dieu personnel. Jacob Bœhme admet aussi : « Er wird und entwird », mais cela ne désigne pas pour lui le nihil nihilisant, néantissant le Dieu personnel. Tout au contraire, cela désigne le nihil de l’Absolu se différenciant dans son aspiration à se révéler, à se déterminer (le Trésor caché !) dans un seul Nunc aeternitatis (ewiges Nu). Il y a ainsi une histoire intradivine, non pas une Histoire au sens ordinaire de ce mot, mais une Histoire intemporelle, éternellement achevée et éternellement commençante, donc simultanément et éternellement tout entière (simul tota) sous toutes les formes et à toutes les étapes de son autogénération comme Dieu personnel. Celui-ci « contient en lui-même toute différence (…). Il est dans le mouvement et le mouvement est en lui. » La détermination que comporte la personne n’est donc pas ici « originaire » ; elle n’est plus frappée de nihilitude, elle est une conquête sur et par le nihil de l’indétermination originelle.

             Ce dont nous avons tous à faire notre profit, c’est ceci. En décrivant les conditions qui rendent possible la personne absolue comme triomphe et conquête du nihil primordial (conditions qui forment toute la structure de l’organisme divin), Bœhmedécrit eo ipso « la route par laquelle Dieu a passé et passe éternellement pour pouvoir s’engendrer et se constituer lui-même, les phases éternellement successives puisque éternellement simultanées de la vie divine : les étapes de son développement intérieur[23]. » Or, cette histoire éternelle intradivine de la génération éternelle du Dieu personnel est l’archétype qu’exemplifie à son tour l’âme humaine pour accéder au rang de la personne. C’est que la forme personnelle de l’être est « la plus haute, parce qu’elle réalise la révélation de soi. Or, l’être ne se réalise et ne se manifeste qu’en se déterminant et en se manifestant[24]. » Ce sont ces mêmes rapports qu’exprime le lexique de nos philosophes iraniens en des termes comme zohûr (manifestation), tajallîelâhî (théophanie), mazhar (forme théophanique), tashakhkhos (individuation). On énonce tout un programme de philosophie comparée en énonçant ces termes.

             Dès lors aussi nous disposons de la stratégie nécessaire pour faire face au nihil a quo nihil fit, c’est-à-dire au nihilisme tout court, lequel se présente de nos jours sous la forme laïcisée de l’agnosticisme ou du collectivisme totalitaire. Le personnalisme n’est pas seulement la vocation de l’Occident ; ce n’est pas seulement le monde grec, c’est aussi le monde iranien, et c’est tout l’univers spirituel des « religions du Livre ». Il est le rempart contre toutes les forces négatives etnéantissantes. Rechercher les origines et les causes des défaillances et des démissions de ce personnalisme, nous entraînerait ici trop loin.

             Bref, j’ai cité le cas de notre Jacob Bœhme comme le cas exemplaire de ceux pour qui le but suprême de la Quête de l’homme en ce monde, ce n’est pas l’Ens nullo modo determinatum (même si l’on présente cet « être entièrement indéterminé » comme l’idéal de l’Asie traditionnelle). C’est tout au contraire l’Ens determinatum omni modo (l’être entièrement déterminé) qui est le but de la Quête. En dehors de cela, « il n’y a plus personne ». Le dialogue n’aura lieu qu’entre des « ombres ». C’est le sens même que je donne au thème que j’ai proposé : de la théologie négative comme antidote du nihilisme, parce que cette théologie négative authentifie la naissance éternelle de la personne. Ce n’est donc pas en s’anéantissant par fusion dans la divinité, ou dans la collectivité qui en est la laïcisation  illusoire, ce n’est pas par l’abandon de ce qui le définit comme une personne et le pose dans l’être, mais c’est au contraire en réalisant ce qu’il  a de plus personnel et de plus profond que l’homme remplit sa fonction essentielle qui est fonction théophanique : exprimer Dieu, être le théophore, le porte–Dieu.

             Le contraste qui nous met devant le choix peut s’énoncer dans deux formules latines que l’on doit au génie de Franz vonBaader, grand interprète de Bœhme : « A la thèse : Omnis determinatio est negatio (toute détermination est négation, c’est la thèse qui voit dans le personnalisme la source du nihilisme), Bœhme oppose implicitement la croyance : Omnis determinatio estpositio (toute détermination est position)[25]. » Dans le contraste entre ces deux positions de thèse se trouve récapitulé tout ce que nous essayons de montrer ici. Alors, que nous prenions en charge le passé ou l’avenir, nous pouvons faire face à la question : où est le nihilisme ?

 

 IV.  Où est le nihilisme ?

             A cette question nous pouvons maintenant répondre que le nihilisme n’est pas dans le principe d’individuation qui avait été dénoncé comme tel. Ce principe est au contraire le rempart contre le nihilisme, à condition qu’il vise l’ego intégral, non pas l’ego que nos mauvaises habitudes qualifient de normal. Autrement dit : c’est dans l’aliénation du principe d’individuation que nous apparaît le nihilisme. Cela, parce que toute détermination, loin d’être une négativité, est positive ; parce que la forme personnelle de l’Etre en est la suprême détermination, et parce qu’elle en est la suprême révélation. Alors tout ce qui tend à abolir celle-ci, constitue ou une menace ou un symptôme de nihilisme. Et cette menace peut se voiler sous des formes apparemment différentes, bien que foncièrement identiques. Je veux dire que le personnage dénommé par Dostoïevski comme « le Grand Inquisiteur » dispose d’un grand choix d’uniformes. En revanche, la mise en garde nous la trouvons formulée, par exemple, dans ces quelques lignes d’un psychologue que cite opportunément Théodore Roszak, et nous signifiant que l’intégrité ou vraie santé mentale « implique d’une manière ou d’autre autre la dissolution de l’ego normal, de ce faux moi savamment adapté à notre réalité sociale aliénée ; l’émergence d’archétypes « intérieurs » médiateurs de la puissance divine, l’aboutissement de cette mort à une renaissance et la recréation d’une nouvelle fonction de l’ego, où le moi ne trahisse plus le divin mais le serve.[26] »

             Pesons bien chaque terme de ces lignes très denses. Elles ont la portée d’une instruction initiatique, nous invitant d’abord à mourir à un ego mutilé par une réalité sociale aliénée, puis nous conduisant à la nouvelle naissance d’un moi régénéré, investi d’une fonction divine qu’il a désormais la force de supporter et de remplir. A partir de là, il nous est loisible de poser la question capitale : « Qu’est-ce que la personne ? » C’est la question implicitement posée de nos jours dans bien des recherches qui apparaissent désordonnées, parce qu’elles sont désespérées, mais qui sont en fait ordonnées au pressentiment que le secret décisif, à savoir la valeur cachée de la conscience personnelle, ne se trouve pas, par exemple, dans une quelconque conscience de classe, mais dans une conscience de la conscience révélant le secret de celle-ci.

             J’ai eu le privilège de participer, au mois de mai dernier, à un colloque tenu à l’Institut de philosophie de l’Université de Tours, qui avait pour thème « l’Homme et l’Ange ». Enoncer un thème pareil de nos jours peut sonner comme un défi porté aux évidences admises et reçues. Certes, et c’est parce qu’il est un défi, qu’un pareil thème recèle justement la voie secrète sur laquelle trouver la réponse à la question que nous posons : « Qu’est-ce que la personne ? » Sur cette voie, c’est à nos philosophes iraniens, à qui je dois beaucoup depuis longtemps, que je ferai appel pour dire comment m’apparaît cette réponse, et par là-même finalement comment m’apparaît pour notre colloque le message de la philosophie iranienne.

             Cette réponse, je la trouve en me référant à un concept fondamental de l’anthropologie de l’Iran zoroastrien préislamique, celui de Fravarti (prononciation correcte de ce qui s’écrit fravashi ; persan forûhar). Le mot désigne dans le zoroastrisme l’archétype céleste de chaque être de lumière, son Moi supérieur, son Ange protecteur, en tant que celui-ci fait partie de son être même parce qu’il en est la contre-partie céleste. Ce concept est si fondamental du personnalisme zoroastrien, comme étant la loi même de l’être, que Ohrmazd lui-même, ses Archanges (Amahraspandân) et tous les Dieux-Anges (Izad, cf. les Dii-Angeli chez Proclus) ont aussi leur fravarti respective[27]. C’est cette fravarti qui donne sa vraie dimension à la personne. Une personne humaine n’est une personne que par cette dimension céleste, archétypique, angélique, qui est le pôle céleste sans lequel le pôle terrestre de sa dimension humaine est complètement dépolarisé, en vagabondage et en perdition. Le drame, ce sera donc la perte de ce pôle, de cette dimension céleste, parce que tout le sort de la personne est engagé dans ce drame.

             Et c’est là même qu’il nous faut atteindre le drame de l’Occident d’aujourd’hui, un Occident qui englobe de vastes régions de l’Orient, là même où se situe le thème de notre colloque.

             Il nous faut alors sonner le rassemblement autour de cet antique concept de l’Iran zoroastrien, car, sous des noms différents, nous en retrouvons un peu partout l’équivalent aussi bien dans le monde abrahamique que dans le monde grec. Je ne puis donner ici que de simples rappels indicatifs[28]. Nous en retrouvons l’équivalent fonctionnel dans la notion hermétiste de la Nature Parfaite (al-tibâ’ al-tâmm), si essentielle dans la philosophie de Sohravardî et admirablement expliquée chez Abû’lBarakât Baghdâdî. C’est aussi la notion de « Témoin dans le Ciel », de « Shaykh al-ghayb », guide personnel secret, chezNajmoddîn Kobrâ, Semnânî, ’Aziz Nasafî. C’est la forme de lumière qui, lors de son initiation, se conjoint à l’adepte dans l’Ismaélisme, réminiscence manichéenne précise (cf. le Paraclet ou Ange du prophète Mani). L’idée peut aussi en être représentée par l’image du corps subtil, du corps éthérique spirituel, ou par l’image d’un vêtement céleste (« chant de la Perle » des Actes de Thomas), ou par celle de Tselem (forme) dans la Kabbale judaïque, qui récapitule l’ensemble.  C’est le Moi céleste qui est impliqué dans la formule « se voir soi-même », « se connaître soi-même ». Parce que cette forme est la Forme primordiale de l’homme, l’Image archétype suprême selon laquelle l’homme a été créé, elle est le miroir dans lequel Dieu ou plutôt son Ange, l’ « Ange de la Face »[29] apparaît aux visionnaires. Il avait été répondu au prophète de l’Islam : « Tu ne me verras pas », lan tarânî (Qorân 7/139), et cependant nous avons son témoignage : « J’ai vu mon Seigneur (ra’ito rabbî) sous la plus belle des formes

[30]. »

            L’Ego intégral, la personne intégrale, c’est cela, cet unusambo, cette « dualitude ». La conception monadologique de chaque monade humaine comme mundus concentratus présuppose ce double foyer de « l’Ange et l’Homme », car pour être intégrale elle doit comporter le pôle au monde céleste et le pôle au monde terrestre. C’est ce que les philosophes iraniens de tradition avicenienne désignent encore par le terme de ’âlam ’aqlî, terme qui fut traduit en latin par saeculum intelligibile : l’individualité spirituelle à son sommet, c’est tout un « monde spirituel », un Aiôn, le terme avicennien ressuscitant de façon significative la désignation gnostique des Eons (Aiôns), entités spirituelles de la gnose[31]. Ainsi donc l’Ego intégral tend progressivement à être un Ens omni modo determinatum, inversant radicalement la démarche qui en chercherait l’identification avec l’Absolu indéterminé. Ce simple rappel de la position de Bœhme mentionnée précédemment ici, suffit à nous indiquer se précise la menace du nihilisme.

             Cette menace se précise là justement où disparaît la dimension spirituelle, transcendante, angélique, de la personne, bref quand disparaît la Fravarti qui lui donne, sans intermédiaire institutionnel, sa dimension au delà de ce monde. Quand disparaît cette dimension qui est le suprême principe d’individuation, alors commence l’invasion du nihilisme. Nous n’avons pas à en faire l’histoire ici. Il y a longtemps qu’elle a commencé, c’est l’histoire de « l’homme sans fravarti ». Et sans doute, parce que les Zoroastriens sont ceux qui ont eu la force de regarder en face l’horrible Ahrîman, le principe de la nihilitude active, est-ce cette menace même qu’ils ont pressentie en méditant l’invasion de la création ôhrmazdienne de lumière par la négativité d’Ahrîman. Ohrmazd a convoqué à son aide toutes les fravartis ; sans leur aide il n’aurait pas pu défendre les remparts du ciel. C’est un trait significatif de la pensée du vieil Iran zoroastrien : le Dieu de Lumière a besoin de l’aide de tous les siens, tant la menace est terrifiante. Dès lors se noue un pacte de solidarité chevaleresque entre le Seigneur Sagesse (Mazda) et toute sa chevalerie céleste. Ils sont partenaires d’un même combat. L’idée de ce pacte chevaleresque se retrouve dans la solidarité mystique du Rabb et du marbûb, du seigneur et de son vassal, chez Ibn ’Arabî, et partout où apparaît l’idée de la fotovvat, en persan javânmardî (chevalerie spirituelle).

             Mais alors que se passe-t-il, lorsque disparaît la dimension céleste de la personne, laquelle constitue l’être même de la personne, sa suprême individuation ?

             Ce qui se passe, c’est la rupture du pacte, de l’engagement réciproque. Alors toute la relation entre Dieu et l’homme se trouve altérée. Ils ne sont plus solidaires, répondant l’un de l’autre, dans un même combat. Ils se dressent face à face comme le maître et l’esclave. L’un des deux doit disparaître. Le prométhéisme aura dérobé par la violence le Feu sacré, tandis que pour le mazdéisme les humains étaient les gardiens de ce Feu sacré que les puissances célestes leur avaient confié. Et ce prométhéisme, pour arriver à ses fins, prendra toutes les formes possibles du Grand Inquisiteur. Penser par soi-même, faire œuvre propre personnelle selon sa propre initiative, oser librement l’aventure prométhéenne, c’est une tâche dont beaucoup d’hommes voudraient faire l’économie. Alors le Grand Inquisiteur s’en charge à leur place, à condition qu’ils renoncent à être eux-mêmes. A cette fin, on refusera même à l’individualité humaine de porter en elle quelque chose d’inné. Tout ce qu’elle est, elle l’aura reçu et acquis de son environnement, de la pédagogie toute puissante qui la prend en charge[32]. Comment être soi-même, alors que le soi-même est annihilé[33] ? Voici donc que la nihilitude s’engouffre dans un monde désacralisé. Comment l’homme, en l’absence de sa propre personne désormais annihilée, pourrait-il encore rencontrer un Dieu se personnalisant pour lui ? Il ne lui reste plus qu’à prier ce Dieu d’exister.

             Toutes les formes de l’agnosticisme impérieux et de l’impératif agnostique vont marquer alors le triomphe du nihilisme : c’est la réalité de l’être limitée à l’unique monde empirique, la vérité de la connaissance limitée aux perceptions sensibles et aux lois abstraites de l’entendement, bref tout ce qui régit la conception du monde dite scientifique et objective, et partant la réalité de l’événement limitée aux événements de l’Histoire empirique, de telle sorte qu’il n’y a plus d’échappée au dilemme « mythe ouhistoire », parce qu’on n’est plus capable de pressentir qu’il y a des « événements dans le Ciel ». Nous disions tout à l’heure que toutes nos idéologies régnantes sont des laïcisations de systèmes théologiques ayant péri dans leur triomphe. Nous voulons dire que l’Incarnation divine s’est muée en Incarnation sociale ou socio-politique. Dès lors aussi, c’est l’idée même de cette Incarnation qui manifeste la gravité de ses conséquences. Il était impossible au dogme officiel de stabiliser l’équilibre paradoxal entre la nature humaine et la nature divine. Il fallait ou bien que l’élément humain abolisse le divin, ou bien que le divin volatilise l’humain. Ce dernier cas fut le fait du monophysisme et l’on peut dire que le phénomène de socialisation et le totalitarisme qu’il entraîne, ne sont qu’un monophysisme à rebours[34].

             Autant de conséquences de la défaillance ou de la disparition du personnalisme – de ce personnalisme que nous avons entendu dénoncer comme fauteur du nihilisme. C’est l’inverse qui nous apparaît. Alors il nous faut dresser, ou redresser, c’est-à-dire réactiver, un principe de réalité rival de cette réalité nihilisante, donc rival du nihilisme, tout court.

 

V. Pour un principe de réalité rival du nihilisme

  

            Ce principe, nous le trouverons précisément à partir du dialogue que présuppose et qu’institue à la fois la double dimension de la personne intégrale, entre son pôle céleste et son pôle terrestre, nous venons de dire, en termes iraniens, entre laFravarti (ou l’Ange) et l’Ame. Puisque c’est la rupture de cette bipolarité qui rend possible le retour offensif de la nihilitude dunihil, il nous faut instaurer ou restaurer un principe de réalité qui rende impossible cette inversion, inversion fatale aussi bien lorsque le Dieu personnel est confondu avec l’Absolu indéterminé, que lorsque celui-ci est sécularisé au niveau d’une Incarnation sociale.

             Le « mystère des mystères » (dans l’Ismaélisme et en gnose islamique : ghayb al-ghoyûb) est manifestativum sui. Il tend par essence à se manifester soi-même, nous l’avons vu (Bœhme et Ibn ’Arabî). L’idée de cette manifestation présupposeeo ipso le second terme : celui à qui il se manifeste. Il y a donc eo ipso corrélation entre cette autogénération amenant l’Absolu divin à se manifester comme Dieu personnel, entre cette Histoire intradivine et l’Histoire de l’âme s’arrachant aux pressions et oppressions extérieures pour qu’éclose enfin son « Idée » éternelle qui est le secret même de sa personne unique. Il y a corrélation entre la naissance divine et la naissance de l’âme pour laquelle se produit cette naissance divine. Cette corrélation noue donc entre les deux termes une interdépendance, une solidarité réciproque, telle que l’un ne peut continuer d’exister sans l’autre. Que l’un des deux termes disparaisse, et l’autre devient la proie du nihil. Il y a corrélation entre la « mort de Dieu » et la mort de l’homme. Nous avons parlé d’un pacte de solidarité chevaleresque, dont l’idée première est dans la chevalerie céleste du vieil Iran zoroastrien. Mais alors quel ordre de vérité et quel ordre de réalité, c’est-à-dire quelle forme de connaissance présuppose la perception de cette bipolarité, et dans quelle région du monde de l’Etre a-t-elle lieu et son lieu ?

          Les propositions qu’énonce une théologie apophatique non passée par l’épreuve de la théologie apophatique, aussi bien que celles énoncées par la sociologie qui s’est substituée à la théologie, la philosophie restant la servante de la sociologie après avoir passé pour être celle de la théologie – ces propositions ont la forme que l’on désigne comme des dogmes, c’est-à-dire des propositions démontrées, établies une fois pour toutes et par conséquent s’imposant d’autorité uniformément à tout un chacun. Les dogmatiques ne laissent pas place à un vrai dialogue, mais à un affrontement.

             En revanche, les vérités perçues comme constitutives de cette relation chaque fois unique entre le Dieu se manifestant comme une personne (bibliquement : l’Ange de la Face) et la personne qu’il promeut au rang d’une personne en se révélant à elle, cette relation est fondamentalement une relation existentielle, non point dogmatique. Elle ne peut s’exprimer comme undogma, mais comme un dokêma. Les deux termes dérivent du même verbe grec dokéo, signifiant à la fois paraître, se montrer comme, et croire, penser, admettre. Le dokêma marque le lien d’interdépendance entre la forme de ce qui se manifeste et celui à qui elle se manifeste. C’est cette corrélation même que veut dire la dokêsis. Malheureusement c’est de cela que la routine accumulée par des siècles d’histoire des dogmes en Occident, a tiré le terme docétisme, synonyme de phantasmatique, irréel, apparence. Alors il faut remettre en vigueur le sens premier : ce qu’on appelle docétisme est en fait la critique théologique, ou plutôt théosophique, de la connaissance religieuse. Une critique qui, s’interrogeant sur ce qui est visible pour le croyant mais invisible pour le non-croyant, s’interroge sur la nature et les causes de cette visibilité. Nature et causes qui tiennent à ce que l’événement qui a lieu et consiste dans la corrélation dont nous parlons, n’a son lieu ni dans le monde de la perception sensible, ni dans le monde abstrait de l’entendement. Il nous faut donc un autre monde qui assure ontologiquement le plein droit de ce rapport qui n’est pas un rapport logique, conceptuel, dogmatique, mais un rapport théophanique, constitutif d’un réalisme visionnaire où l’apparence devient apparition.

             Cet intermonde, c’est celui qui depuis des siècles a préoccupé tant et tant de nos philosophes iraniens, depuis Sohravardî (m. 1191) jusqu’à Mollâ Sadrâ Shîrâzî (m. 1640) et jusqu’à nos jours (Sayyed Jalâloddîn Ashtîyânî). C’est le monde intermédiaire entre le monde du ’Aql (le monde des pures Intelligences) et le monde de la perception sensible, et que l’on désigne comme ’âlam al-mithâl, le « monde de l’Image », non pas de l’image sensible mais de l’image métaphysique. C’est pourquoi j’ai traduit dans mes livres, d’après le latin mundus imaginalis, par le terme monde imaginal, afin de bien le différencier de l’imaginaire que l’on identifie avec l’irréel, car alors nous retomberions dans l’abîme de l’agnosticisme dont le monde imaginal doit au contraire nous préserver. Ce monde « où les corps se spiritualisent et où les Esprits prennent corps » est par essence le monde des corps subtils, le monde d’une manière spirituelle éthérique, affranchie des lois de la matière corruptible de ce monde-ci, mais non pas de l’étendue (celle des solides mathématiques) possédant éminemment toute la richessequalitative du monde sensible, mais à l’état incorruptible. Cet intermonde est le lieu des événements visionnaires, des visions des prophètes et des mystiques, des événements de l’eschatologie. Sans cet intermonde, ces événements n’ont plus de lieu. Partant, ce mundus imaginalis est la voie par laquelle nous affranchir du littéralisme, auquel ont toujours été tentées de succomber les « religions du Livre ». Il est le niveau ontologique auquel le sens spirituel des révélations devient le sens littéral, parce que c’est à ce niveau que nous atteignons une perception sacramentelle ou une conscience sacramentelle des êtres et des choses, c’est-à-dire de leur fonction théophanique, parce qu’il nous préserve de confondre une icône, précisément une image métaphysique, avec une idole. En l’absence de cet intermonde, nous restons voués à l’incarcération dans l’Histoire unidimensionnelle des événements empiriques. Les « événements dans le Ciel » (naissance divine et naissance de l’âme, par exemple) ne nous regardent plus, parce que nous ne les regardons plus.

             Alors je verrai le symptôme le plus éclatant du nihilisme dont nous sommes la proie de nos jours, dans toutes les régions de la pensée et de la conscience qui ont succombé au dualisme cartésien (opposant le monde de la pensée au monde de l’étendue) et n’en peuvent plus sortir. C’est une emprise qui nous rend si difficile, sinon impossible, de concevoir un corps spirituel, une matière spirituelle, que le timide essai marqué jadis en ce sens par William James, plus vigoureusement ensuite par Bergson, ont provoqué en leur temps un émoi considérable[35]. Tout au plus les ethnologues en parlaient-ils comme d’une conception « primitive », alors qu’il s’agit d’une conception non pas « primitive » au sens ethnologique, mais ontologiquementprimordiale. Je crois que les choses ont changé depuis lors. Outre les recherches multipliées dans cette marche-frontière que l’on désigne comme le domaine psi, la philosophie a de son côté multiplié les tentatives pour échapper au dilemme issu du cartésianisme.

             L’heure est donc venue ou, mieux que comparer, nous pouvons conjuguer les efforts convergents d’un Jacob Bœhme et d’un Mollâ Sadrâ Shîrâzî, en instaurant une métaphysique de l’Imagination active comme organe de l’intermonde des corps subtils et de la matière spirituelle, quarta dimensio. L’intensification des actes de l’exister, telle que la professe la métaphysique de Sadrâ Shîrâzî, exhausse le statut du corps à l’état de corps spirituel, voire de corps divin (jism ilâhî). L’organe de cette transmutation, de cette génération du corps spirituel est, chez Bœhme comme chez Mollâ Sadrâ, la puissance imaginatrice, qui est la faculté magique par excellence (Imago-Magia), parce qu’elle est l’âme elle-même, « animée » par sa « Nature Parfaite », son pôle céleste. Alors, si l’un des aspects destructifs du nihilisme nous apparaît dans le « désenchantement » (Entzauberung) d’un monde réduit à une positivité utilitaire, sans finalité au-delà, nous entrevoyons où peut s’élever le rempart contre ce nihilisme.

             J’ai tant parlé dans mes livres de cette métaphysique de l’imaginal et de l’intermonde, laquelle m’apparaît comme un élément essentiel du message actuel de la philosophie iranienne, que je ne puis en dire plus ici[36]. Il me faudrait faire une autre conférence. Je voudrais donc non pas récapituler mon exposé, mais simplement le clore sur ce rappel.

             Le thème de notre colloque met en cause l’impact de l’Occident pour la possibilité d’un dialogue avec les civilisations dites traditionnelles. Mon analyse a essayé de dégager le phénomène premier, qui nous permet de transférer la culpabilité que l’on impute à l’Occident en le chargeant de la responsabilité d’un « matérialisme » auquel s’opposerait le « spiritualisme » de l’Orient. J’ai voulu suggérer que cette culpabilité ne découle pas de ce que serait l’Occident en son essence, mais d’une trahison à l’égard de ce qui ferait précisément son essence. A ce moment, l’opposition entre Orient et Occident, au sens géographique ou ethnique de ces mots, est d’ores et déjà dépassée. Car ni ce que l’on appelle le « spiritualisme », ni ce que l’on appelle le « matérialisme » ne sont des monopoles inaliénables. Sinon, comment serait possible le phénomène que l’on désigne de nos jours comme l’ « occidentalisation » de l’Orient ? En définitive, le responsable de cette « occidentalisation », est-ce l’Occident ? Ou bien n’est-ce pas l’Orient lui-même ? Bref, nous voici, Orientaux et Occidentaux, affrontant en fait ensemble les mêmes problèmes. Dès lors les mots « Orient » et « Occident » doivent prendre un tout autre sens que le sens géographique, politique ou ethnique, - car si un pamphlétaire de nos jours a pu écrire « Rome n’est plus dans Rome », peut-être bien aussi que l’Orient n’est plus en Orient. Nous visons ainsi l’ « Orient » au sens métaphysique du mot, l’ « Orient » tel que l’entendent les philosophes iraniens de la tradition d’Avicenne et de Sohravardî. Leur « Orient », c’est le monde spirituel (’âlam qodsî), ce pôle céleste dont dépend, nous l’avons dit, l’intégralité de la personne humaine. Ceux qui perdent ce pôle sont les vagabonds d’un Occident à l’opposite de l’ « Orient » métaphysique, peu importe qu’ils soient géographiquement des Orientaux ou des Occidentaux.

             La question de la possibilité du dialogue est impliquée là même : voulons-nous aller ensemble à la redécouverte de ce pôle céleste qui donne à la personne humaine sa dimension intégrale ? Un dialogue au sens vrai n’est possible qu’entre personnes ayant même aspiration à la même dimension spirituelle (ce qui est tout autre chose que d’appartenir à la même génération, par exemple). Cette dimension intégrale de la personne humaine, un enseignement comme celui de Jacob Bœhme nous la montre. Nous venons de dire « même aspiration », car en fait cette dimension intégrale de la personne humaine n’existe pas encore. Elle ne peut s’achever qu’au terme du processus qui, loin de la reconduire à une identification illusoire avec un Absolu suprapersonnel, achève en elle le processus par lequel l’Absolu, l’Absconditum, s’est lui-même engendré comme Personne divine. Car l’Absolu n’a pas de Face ; seule la Personne a une Face permettant le face à face, et c’est dans ce face à face que se noue le pacte de solidarité chevaleresque.

             C’est une aberration que d’entraîner ce que l’on appelle l’Absolu dans les vicissitudes de la destinée humaine. En revanche, le Dieu personnel et son fidèle nous sont apparus comme partenaires d’un même destin. Alors ce Dieu personnel, qui ne pourrait mourir que par la trahison de son répondant, donne son vrai sens à l’aventure humaine. Et c’est la vérité profonde d’un propos courant dans ce groupement d’un spiritualisme intrépide connu en Occident sous le nom de Mormons : « Ce que vous êtes, Dieu le fut. Ce que Dieu est, vous le serez ». Alors nous ne serons plus seulement les partenaires d’un dialogue. Nous serons ce dialogue même.

 



[1] Article de Georges Vallin (professeur à l’Université de Nancy) in « Revue philosophique », Paris, juillet-septembre 1975, pp. 275-288. Voir également son article plus récent : Pourquoi le non-dualisme asiatique ? (Eléments pour une théorie de la philosophie comparée). Ibid. n° 2, 1978, pp. 157-175.

[2]  J.-M. Domenach, Le retour du tragique, Paris 1967, p. 292, cit. ibid, p. 275.

[3] Ibid, p. 276. Les italiques sont de l’auteur lui-même.

[4] Ibid, p. 278.

[5] Notamment Sayyed Ahmad ’Alavî Ispahânî et Hosayn Tonkâbonî. Voir S.J. Ashtîyânî et H. Corbin, Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, tome II (Bibliothèque Iranienne, vol. 19). Téhéran-Paris, 1975, pp. 7 à 31 et 77 à 90 de la partie française. Voir aussi notre étude sur Le paradoxe du monothéisme, in « Eranos-Jahrbuch » 45-1976.

[6] G. Vallin, art. cit., 1975, p. 280.

[7] Ibid.

[8] Le mythe de Prométhée est ressenti par le croyant qui vit au profond de lui-même la conception iranienne de la Lumière, comme une farouche perversion de la réalité des choses. Voir notre étude : Réalisme et symbolisme des couleurs en cosmologie shî’ite, in « Eranos-Jahrbuch » 41-1972, pp. 170 sq. Voir aussi Jean Brun, Sisyphe, enfant de Prométhée, in « Eranos-Jahrbuch » 46-1977.

[9] Cf. G. Vallin, art. cit., 1975, p. 280, note 3.

[10]Ibid., p. 282

[11]Ibid, p. 284.

[12]  Ibid, p. 284.

[13]Ibid, p. 285.

[14]  Ibid, p. 285.

[15] Voir en particulier le traité (en persan) d’Abû Ya’qûb Sejestânî, Kashf al-Mahjûb (Le Dévoilement des choses cachées), texte ismaélien du IVème siècle de l’hégire édité par Henri Corbin (Bibliothèque Iranienne, vol. 1), Téhéran-Paris, 1949. L’auteur y poursuit une dialectique rigoureuse de la double négativité : non-être et non non-être. Dieu est non-dans-le-temps, et non non-dans-le-temps ; non-dans-l’espace et nonnon-dans-l’espace, etc. Voir aussi du même auteur  Le Livre des Sources (Kitâb al-Yanâbî), texte arabe édité et traduit dans notre Trilogie ismaélienne (Bibliothèque Iranienne, vol. 9), Téhéran-Paris 1961. Voir l’index s.v. tawhîd.

[16] Voir H. Corbin, En Islam iranien : aspects spirituels et philosophiques, Paris, Gallimard, 1971-1972, tome IV, index général s.v. tawhîd. SurQâzî Sa’îd Qommî, sur l’Ecole shaykhie, voir les chapitres qui leur sont consacrés dans ce même tome. Sur Rajab ’Alî Tabrîzî, voir aussiAnthologie des philosophes iraniens (supra note 5), tome I, pp. 98-116 de la partie française, ainsi que notre ouvrage Philosophie iranienne et philosophie comparée, Téhéran, Académie iranienne de philosophie, 1977, Paris, Buchet/Chastel.

[17] Cf. Alexandre Koyré, La philosophie de Jacob Bœhme, Paris 1929, monumental exposé qui conserve toute sa valeur et son actualité. Nous le suivons de près ici. Voir les pp. 303-305 sq.

[18] Voir notre étude sur Le paradoxe du monothéisme, citée ci-dessus note 5, laquelle trouve un plus ample développement dans notre étude sur Nécessité de l’angélologie (Colloque de l’Institut de philosophie de Tours, mai 1977), in Les Cahiers de l’hermétisme.

[19]  Cf. A. Koyré, op. cit., p. 307.

[20]Ibid, p. 315.

[21] Le regretté Koyré a bien marqué le contraste en une brève analyse, ibid., p. 316, note 2.

[22] Selon l’heureuse traduction de Koyré.

[23]  A. Koyré, op. cit., p. 318.

[24]  Ibid., p. 319.

[25] C’est à Koyré, ibid., p. 319, que nous devons ici l’opportune intervention des formules latines de Fr. von Baader, lesquelles récapitulent toute la question.

[26] Théodore Roszak, Vers une contre-culture, trad. Claude Elsen, Paris 1970, p. 68.

[27] Voir nos deux études auxquelles nous nous référons ci-dessus note 18.

[28] Voir l’index de nos ouvrages : Avicenne et le Récit visionnaire, Terre céleste et corps de résurrection, En Islam iranien…, L’Archange empourpré, etc. Voir aussi Gershom Scholem, Von der mystischen Gestalt der Gottheit, Frankfurt am M., 1973, pp. 249-271.

[29] Sur « l’Ange de la Face », voir la partie finale de notre étude Nécessité de l’angélologie (ci-dessus note 18).

[30] Voir notre ouvrage sur L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, 2e éd., Paris, Flammarion, 1977, tout le dernier chapitre (avec les textes traduits dans les notes) sur la « Forme de Dieu » (sûrat al-Haqq).

[31] Voir notre ouvrage Philosophie iranienne et philosophie comparée (ci-dessus note 16), index s.v. âlam aqlî.

[32] N’est-on pas allé jusqu’à dire que les chromosomes sont une invention fasciste !

[33] Voir Alexandre Zinoviev, Les hauteurs béantes, Lausanne, L’Age d’homme, 1977.

[34] Voir notre Nécessité de l’angélologie (ci-dessus note 18), tout le chapitre sur Christos Angelos.

[35]  Ce que rappelle A. Koyré, op. cit., p. 113 note 3.

[36] Voir En Islam iranien… tome IV, index s.v. ; L’Archange empourpré, recueil de quinze traités et récits mystiques de Sohravardî, traduits du persan et de l’arabe et commentés par H. Corbin, Paris, Fayard, 1976, index s.v., ainsi que l’index de notre ouvrage sur Ibn ’Arabî (ci-dessus note 30).