Université Paris I-Sorbonne Panthéon

       

LA VOIE ORIENTALE DU PHILOSOPHE :

Phénoménologie de l’esprit, et philosophie prophétique dans l’enseignement d’Henry Corbin


Mémoire de maîtrise

Réalisé par Matthew Evans-Cockle

 

Directrice de recherches :

 Mme. Françoise Micheau

Co-directeur :

M. Pierre Lory

 

Année Universitaire 2003-2004

 

Remerciements

 

 

 

 

In my own language I would like to thank M. Christian Jambet for his gracious assistance and encouragement.  Our discussions were a great source of inspiration.

 

This project has involved two extraordinary years immersed in the works of Henry Corbin.  I am grateful to Mme. Micheau and M. Lory for allowing me this opportunity.

 

I’d also like to extend my love, gratitude and best wishes to Jerry Zaslove:

         “Why isn’t this world enough?”

 

to Vaclav Cilek:

         “Have you seen any gossiping angels?”

 

to Peter Kingsley:

         “You think I’m calm?”

 

and to all of my friends and family who make life in the world worth living.

 

Finally, for his light and guidance, my thanks to Shihaboddin.

 

 

Table des Matières

 

 

 

1      Première Section : Phénoménologie de l’Esprit

 

1.1      

1.2     Introduction

 

Chapitre 1 : Une voie personnelle                                                       14

 

Chapitre 2 : Correspondances imaginales                                          19

 

Chapitre 3 : La transmission des connaissances                                 26

 

Chapitre 4 : L’écriture et l’exégèse : le mouvement des textes            31

 

Chapitre 5 : Les récits de l’âme                                                            36

 

Chapitre 6 : Poésie et Images préfigurant le retour de l’Ange             49

 

Chapitre 7 : Se passer au tamis de l’Amour divin                                 58

 

Chapitre 8 : Au cœur des phénomènes avec Ibn ‘Arabi                        61

 

Chapitre 9 : Configurations et responsabilités du phénoménologue    66

 

 

 

                                          Introduction

Dans les domaines de la philosophie et de la religion ésotérique en Islam, les études entreprises par Henry Corbin sont vastes. Non seulement elles impliquent le soufisme, le shî’isme duodécimain et l’Ismaélisme, mais souvent en poursuivant une élucidation qui porte ces derniers au maximum de leur signification, ces recherches débordent leur encadrement dans le monde de l’Islam pour cerner aussitôt les Zoroastrisme, Zervanisme, Manichéisme, Judéo-christianisme et Christianismes primitifs, parmi d’autres. Son œuvre consiste largement dans l’édition et souvent la traduction de textes qui, nonobstant leur importance capitale, sont restés inédits auparavant. À travers son travail d’édition, Corbin a mis à la disposition des chercheurs une richesse fabuleuse et pratiquement, en termes académiques, insondée. Mais ce n’est pas que le travail minutieux d’un philologue ou bien d’un historien soucieux de rassembler les détails d’un catalogue ou ceux d’une série de chroniques… Il n’est pas non plus question d’aborder l’étude des sujets avec neutralité pour revoir un épisode quelconque de l’histoire. Bien qu’il y ait, chez Corbin une rigueur qui le rapproche de la méthode scientifique de l’historien, elle se borne à se surajouter à une approche fondamentalement personnelle. Celle-ci est propre à la quête spirituelle ou vocation du chercheur qui entreprendra la pratique d’une phénoménologie de l’Esprit.

La présentation phénoménologique par Henry Corbin des grandes figures de la mystique musulmane, les traductions incluses, s’opère sous le signe d’une métaphysique qui lui est propre et subit les conséquences de son influence. Son travail ne s’arrête pas au recensement de traditions et reportages visionnaires de ses auteurs ; Corbin se propose toujours de les faire vivre à travers une méditation philosophique et de montrer comme il les vit. À travers ses monographies, ses traductions et son travail d’édition, il donne non seulement une sélection très particulière de textes, mais il fait souvent aussi intervenir des commentaires plus tardifs et les apports essentiels de textes homologues d’autres traditions, sans oublier sa propre exégèse. Il construit ainsi une image du sujet à l’étude et met en place un cadre interprétatif qui reflète sa propre compréhension organique ou contextuelle, c’est-à-dire vivante et personnelle, de celui-ci. Nous essayerons de démontrer que la raison de cette présentation ou encadrement, souvent d’un caractère que l’on estimerait subjectif en dépit de son érudition, et nonobstant d’éventuelles erreurs, fait partie intégrante du projet du phénoménologue d’après Corbin. C’est que l’objet en question chez Corbin n’est jamais pour lui un monde empirique mais un monde intelligé[1][1] qui réfléchit ou symbolise avec le mode d’être de celui qui le comprend : c’est un monde constitué d’images et de symboles qui nécessitent l’acte exégétique. La phénoménologie corbinienne s’arroge, dès lors la lourde responsabilité d’affirmer que la connaissance et la compréhension du monde correspondent à l’être de l’individu. L’intégralité de cette conclusion qui est essentiellement « reconnaissance de soi » implique la découverte par Corbin de l’Orient illuminatif, personnel, guide intérieur du pèlerin mystique comme du philosophe. La phénoménologie corbinienne contient nombre d’éléments qui la rapproche des méthodes exégétiques des mystiques eux-mêmes. Cependant, il ne faut pas oublier que la formation de son adepte n’est pas conforme à la tariqât Soufie. Nul doute que son approche et sa pensée soient celles d’un spirituel et non d’un agnostique ; la formation qui impose ses contours ou modus operandi à sa phénoménologie est celle d’un philosophe et d’un philologue mais aussi, et peut-être surtout, celle d’un musicien.

La phénoménologie corbinienne fonctionne comme un pont pour relier la philosophie et la spiritualité, très souvent considérées, du point de vue du monde académique, comme deux horizons à part qu’il réussit pourtant à faire converger. Pour Corbin, la philosophie ne serait qu’une partie, intégrale et essentielle bien sûr, du vaste échelonnement d’horizons qu’est la spiritualité. Évidemment, pour lui comme pour ses auteurs musulmans, celle-ci est toute autre chose qu’un aristotélisme ratiocinant. Elle demeure fondamentalement ésotérique, c’est-à-dire qu’elle recèle un sens caché, trouvant son origine dans la tradition du Livre saint ou celui de l’acte prophétique, réalisant le proférement du Verbe divin. C’est une philosophie qui, dans l’acte de penser (et non seulement sous l’égide de la Raison), fait l’effort de remonter à ses sources premières pour concevoir ainsi la forme que put prendre une connaissance humaine de la divinité. En effet, toute philosophie qui ne s’adressera pas au plan eschatologique[2][2] mais s’érigera en système purement séculaire tout en ignorant la question du fondement de l’être et de la subjectivité pensante reste pour Corbin un avorton et une absurdité. À ses yeux la philosophie se doit d’être un projet universel auquel participe l’humanité, volontairement ou non, consciemment ou non ; tout système philosophique n’est intéressant que par la vie dont son articulation porte témoignage, en l’occurrence le degré d’accomplissement de l’être de son auteur dont l’œuvre porte les traces. Ces indices précieux sont autant d’ouvertures sur la possibilité de répétition de cet accomplissement chez le lecteur.

Notre intention d’abord, n’est pas d’exposer un « système philosophique corbinien ». Ce serait réduire au dogmatisme un penseur dont deux des vertus principales consistent premièrement en une hostilité à l’égard de toute institution d’autorité et deuxièmement en une capacité d’intégrer et de s’approprier provisoirement une multiplicité de systématisations spirituelles et cosmologiques. Il sera cependant question d’établir une certaine faculté de l’Imagination comme ayant une fonction essentielle et régissante dans la constellation des éléments de la métaphysique corbinienne car c’est la faculté qui peut permettre l’expérimentation des thèses philosophiques. Elle est seule en mesure de mettre en œuvre les techniques de la phénoménologie de l’Esprit de Corbin selon ses propres définitions. Et c’est cette Imagination créatrice, qui est à la fois transformatrice et révélatrice qui permet à la philosophie d’intégrer en elle les connaissances des révélations, aussi bien celles préservées dans les Livres saints que celles « livrées » aux mystiques grâce à la science des théophanies. La reconnaissance de son rôle central permet la corrélation de la responsabilité du phénoménologue face à sa reconnaissance de soi et une certaine typification dramatique de l’instauration de l’être au plan cosmologique. Tout cela nous mène loin des rives de la philosophie devenue traditionnelle en Occident. Il s’agit d’une divergence fondamentale entre la pensée dite « occidentale » et moderne, effectivement séculaire et agnostique, et la pensée religieuse ésotérique dite « orientale ».

En ce qui concerne « l’occidentalisation » du monde, pour Corbin la géographie importe peu : le sens symbolique de l’Occident comporte l’enténèbrement et la désacralisation de l’Esprit et des mystères spirituels. Que ce soit l’Iranien Mollâ Sadrâ Shîrâzî ou un européen tel Jacob Boehme, il est toujours question chez ces philosophes d’une quête spirituelle ou d’un pèlerinage intérieur qui est un retour de l’Occident à l’Orient vrai de l’Esprit.

L’intérêt du sacré pour Corbin, l’exemple de sa pensée rigoureuse joint à son approche très personnelle mènent sur le plan pédagogique à une intégration ou plutôt réintégration de la vie académique et de la vie spirituelle. Si l’académisme se caractérise souvent par un désintérêt cultivé manifesté envers le sujet d’étude du spécialiste, cela n’est nullement caractéristique de la carrière académique d’Henry Corbin. Non seulement ce dernier manifeste un énorme intérêt subjectif à son sujet mais il y développe la conviction de sa responsabilité par rapport aux traditions et aux thèses (et à tous les phénomènes) en question. En outre, Corbin incarne la possibilité d’allier vocation spirituelle et académique. À un autre niveau, il s’intéresse à la mise en dialogue des traditions du Livre à partir, non pas de leurs dogmes, mais de leurs traditions gnoséologiques particulières. Pour Corbin, les religions s’inscrivent dans un projet spirituel universel qui se complète dans des personnes et non pas dans des institutions. L’étude de ces religions, et particulièrement des traditions ésotériques incluses en leur sein, est finalement celle de la transmission d’élaborations de certaines questions fondamentales relatives à la situation existentiale de l’être humain (sa réalité-humaine)[3][3], élaborations dont la méditation peut idéalement mener à une orientation personnelle de chaque individu face à soi-même. Ce qui va à l’encontre de ce genre d’orientation, dans les institutions religieuses, académiques, juridiques et autres, fait partie pour Corbin de la Cité des oppresseurs et il s’y est confronté durant toute sa carrière et à travers la somme de ses livres. Il maintenait ce qu’il appelait un desesperatio fiducialis envers le monde et la société dont il était le contemporain chronologique ; sentiment assimilable à une pierre de touche nécessaire pour comprendre la convergence et l’identité de sa philosophie et de sa politique. Il est évident que son point de vue concernant la religion, l’historicisme, l’autorité, la philosophie, l’académisme, n’est pas largement partagé. Ses œuvres aujourd’hui rencontrent l’hostilité et la critique des orientalistes et des islamologues et iranologues, à cause de leur caractère personnel, et peut être aussi parce que ses œuvres semblent mettre en évidence l’atteinte ou au moins l’intention d’atteindre le but audacieux du phénoménologue : saisir le phénomène comme acte de conscience au niveau d’horizon qui est le sien et ainsi, en étant assimilé à cet horizon en devenir la source même. En effet, l’autorité qui soutient l’expression philosophique pour Corbin provient toujours d’une expérience personnellement vécue. Si l’orientation à laquelle un individu se soumet et sa propre expression proviennent non pas de son Orient personnel mais d’une autorité (qu’elle soit religieuse, militaire, politique, économique, sociale ou de n’importe quelle autre forme), qui vient de l’extérieur et n’a pas pour but de l’aider à s’orienter vers son pôle céleste personnel, alors il a affaire à la Cité des oppresseurs. Corbin est souvent critiqué pour son personnalisme « trop subjectif » ; pour son manque d’attention aux aspects politiques de ses sujets. En réalité sa politique et sa pédagogie sont inséparables de sa philosophie, et dans ce sens toute son œuvre recèle sa politique. C’est que la politique « en soi » ne peut être pour Corbin qu’une écorce vide, une expression dénuée de sens, à moins que ce sens ne se borne à être une des constructions artificielles qui sont les conditions d’exil qu’un individu pourrait avoir à affronter et déchiffrer dans sa quête spirituelle. Il n’y a pas d’autorité ayant réellement un sens qui soit constituée dans le monde causal du temps chronologique c’est-à-dire le monde sub-lunaire dans lequel la lumière de l’être se réfléchit dans les phénomènes d’apparences extérieures au sujet. L’autorité réelle, pour Corbin, est constituée entièrement sur un plan intérieur (symbolique) et fondée sur des réalités spirituelles. Elle dépend du degré de connaissance gnoséologique de l’individu ou du degré d’intégration et d’orientation de sa personnalité consciente. Chez Corbin, nous avons affaire à une politique platonisante et même docétiste radicale : l’autorité temporelle, s’imposant dans un monde corporel et ténébreux (c’est-à-dire privé de la lumière consciente de l’âme), est un accident égarant et représente le plus souvent une tragédie. Selon cette perspective, Corbin aurait été tout à fait d’accord avec ce mot de Peter Lamborn Wilson, un de ses anciens élèves : « no nation, no ideology, no culture, no religion, no philosophy holds our loyalty or pins us down in time or place »[4][4].

La politique corbinienne s’enracine dans un univers conçu en termes spirituels, car un sens de la philosophie ou un sens de l’histoire ou un sens de la politique sont pour lui impensables et absurdes dans un univers privé de sa réalité transcendante symbolique. Mais cette réalité transcendante symbolise avec la réalité temporelle et corporelle du bas monde, monde avec son temps propre qui est éclairé précisément par l’arrachement du mystique aux réalités spirituelles supérieures. Cet arrachement illuminatif n’est pas du tout une procédure de réconciliation dialectique mais plutôt d’anéantissement (fanâ) d’une surface (apparence ou degré de profondeur de l’être), et la persistance (baqâ) de la nouvelle (zahir) qui se caractérise par une illumination plus intense correspondant à son degré d’être ou d’existenciation. L’on pourrait également dire que l’arrachement vers la réalité supérieure est simultanément l’illumination de ce nouvel horizon et l’enténèbrement de l’horizon précédent. La politique de Corbin va, bien sûr, se dérouler dans l’horizon des événements chronologiques, mais elle ne prendra la plénitude de son sens qu’en relation avec les mondes subtils et spirituels qui sont la réalité, présence immédiate et transcendante tout à la fois, de ce monde sub-lunaire. Nous verrons que l’éthos de la chevalerie spirituelle ainsi qu’une certaine anarchie au sens étymologique du mot[5][5] caractérise la position politique de Corbin. Les événements et gestes, comme les villes de son parcours, sont tous à ses yeux des phénomènes emblématiques, puisqu’ils participent également de la symbolicité d’un monde révélé, symbolicité toujours ouverte sur la révélation. Ces emblèmes renvoient toujours au-delà d’eux-mêmes, n’étant pas des buts ou fins ou actes significatifs en soi, mais des voies de passage, étant ainsi pour le chercheur autant d’incitations à la quête orientale.

En traversant l’œuvre de Corbin, nous sommes conscients d’une répétition constante de certains thèmes de prédilection. À partir de ces thèmes nous avons établi neuf principes définitoires de sa pédagogie. Cette dernière désigne ici les intentions majeures qui animent sa carrière et la manière dont il transmet ses connaissances. Elle est relative aux exemples qu’il offre aux chercheurs futurs, aux images qu’il projette du phénoménologue, du philosophe, et de l’avenir des études philosophiques et orientales ; et, tout aussi fondamentalement, elle concerne sa manière d’aborder son sujet, l’inclinaison ou le sentiment avec lequel il poursuit ses recherches ; son « sentiment gnostique » de la vie. Dans la vue d’ensemble que présente sa carrière, c’est une pédagogie qui se propose, comme une voie royale, d’établir l’étude de la spiritualité comparative en tant que discipline académique et philosophique de plein droit dans un siècle qui, pour Corbin, est caractérisé par la croissance d’une pensée et d’institutions qui ignorent toutes questions de l’Esprit. À travers la lentille qu’est la carrière et la pensée d’Henry Corbin, nous sommes en mesure de concevoir une révision et revalorisation radicale de l’histoire, de la philosophie, et de ce que nous pouvons nommer la religion du Livre. Nous anticipons le reproche que l’on pourrait nous faire en nous disant que l’exemple de Corbin est difficile à suivre. Musicien, philologue, philosophe, éditeur, traducteur, auteur prolifique, fondateur d’école, et de presse, ce modèle est d’autant plus inquiétant pour le spécialiste de formation très étroitement démarqué. Cependant, il n’est jamais question chez Corbin d’imiter les grands maîtres de la mystique et de la philosophie spéculative dans les détails de leurs vies quotidiennes. Il n’est pas question dans sa phénoménologie et philosophie de « répétition commune » ou « répétition du même », mais de répétition singulière en tant que rumination, méditation, exploration des horizons de ces spiritualistes qui se tiennent devant ou qui fraient la voie : C’est l’exploration d’horizons qui se révèlent comme arpentage du paysage intérieur de l’âme propre du chercheur. La philosophie spéculative devient cartographie, car elle est le speculum contenant l’Image non seulement du soi mais également de son monde et de son guide personnel : La philosophie spéculative constitue la boussole et les lumières du Levant. L’exemple qui se tient devant, l’Imâm ou le guide suivi n’est autre que le Soi transcendant, le pôle céleste de l’âme dans sa bi-unité. Et c’est grâce à cette bi-unité que l’âme singulière participe de l’âme du monde et à partir de laquelle elle parvient à grimper l’échelle des degrés de l’être jusqu’au trône divin. La répétition spéculative, bien qu’elle s’adresse aux réalités supra-sensibles, tout comme le sens vrai de l’histoire, dépend d’un support pour parvenir à être. Ainsi, la constellation de la compréhension des traditions orientales de chaque phénoménologue « corbinien » doit et finalement ne peut qu’être singulière car il ne peut se configurer que grâce au support de sa personne unique.

Nous pouvons affirmer que notre philosophe est un de ceux qui renouvellent les sources et posent les bases des recherches futures. Non seulement il élabora sa méthode phénoménologique pour l’étude de la mystique et des traditions religieuses et fit des recherches fondamentales dans ce domaine, mais il laissa également un grand nombre de suggestions pour des projets futurs, surtout pour l’étude comparée des traditions gnoséologiques. En langue académique, nous parlerions par convention « d’influence », mais nous pourrions aussi bien parler de Corbin en faisant appel à un tout autre registre du langage, et à un tout autre milieu que le milieu académique, en tant que « revivificateur » de traditions. Il ne peut y avoir aucun doute qu’à travers ses traductions et ses éditions d’un grand nombre de mystiques des mondes musulmans et, si l’on inclut ses analyses, du monde des spiritualistes tout court, Corbin participe activement à la transmission de nombreuses traditions que l’on pourrait regrouper, à la condition de préserver leurs intégrités distinctes et ainsi d’éviter toute confusion ou réduction syncrétique, sous l’égide de la gnose universelle. Pour les étudiants et spécialistes du monde académique, Corbin nous a légué les méthodes et principes de sa phénoménologie, son œuvre, et l’énigme de la sélection très particulière qu’il a opérée en traduisant les ouvrages de ses auteurs. Les héritiers de Corbin, ceux qui acceptent la responsabilité qu’il leur propose, auront premièrement à appliquer ses méthodes et principes phénoménologiques à la lecture de sa propre œuvre. Il leur incombera de faire l’effort de saisir les phénomènes que détaille leur maître à penser et ce, à leurs propres hauteurs d’horizon, et de devenir à leur tour les nouvelles sources de ces traditions dans lesquelles ils s’abreuvent.

La phénoménologie de l’Esprit et la philosophie prophétique sont les deux rameaux majeurs mettant en œuvre la pensée d’Henry Corbin telle que nous avons choisi de l’expliciter dans le présent travail.


 

Première section

 

Phénoménologie de l’Esprit

 

 

Chapitre 1

Une voie personnelle

Phénoménologie :

« Elle se rattache essentiellement à la devise de la science grecque : sôzein ta phaïnomena, sauver les phénomènes (les apparences)… Le phénomène, c’est ce qui se montre, ce qui est apparent et qui dans son apparition montre quelque chose qui ne peut se révéler en lui qu’en restant simultanément caché sous son apparence...

Dans les sciences philosophiques et religieuses le phénomène s’annonce dans les termes techniques où figure l’élément phanie, tiré du grec : épiphanie, théophanie, hiérophanie, etc. La phénoménologie consiste à « sauver le phénomène », sauver l’apparence, en dégageant ou dévoilant le caché qui se montre sous cette apparence. Le Logos du phénomène, la phénoménologie, c’est donc dire le caché, l’invisible présent sous le visible. C’est laisser se montrer le phénomène tel qu’il se montre au sujet à qui il se montre. »[6][6]

Le projet phénoménologique entrepris par Henry Corbin, dans une carrière vouée à l’étude de la spiritualité (l’exploration, la méditation et la traduction depuis les exégètes d’influence luthériennes en passant par les grandes figures de la mystique musulmane et les philosophes occidentaux parmi lesquels Heidegger et Hamann sans oublier des philosophes orientaux comme Sohravardî et Molla Sadra Shirâzi ), s’opère sous le signe d’une métaphysique en harmonie profonde avec les mondes vécus et les espoirs de traditions gnoséologiques de tous temps et lieux géographiques. Une des conséquences de cette influence est la manière dont son travail se propose comme geste, non pas significatif en soi mais important par ce à quoi il réfère, ce dont quoi, comme point de départ, il invite son lecteur à faire l’expérience. La présentation devient aussi importante que le matériel qu’il met à notre disposition, car elle indique ce pour quoi le matériel est destiné. Corbin, en tant que phénoménologue de l’Esprit, ne peut s’arrêter au recensement des traditions et reportages visionnaires de ses auteurs mais doit également porter témoignage sur l’acte, sur l’expérience qui les fait vivre. En ce sens, il s’inscrit pleinement dans la tradition de la transmission des textes et sciences ésotériques, où la transmission est comprise comme étant tout autre chose que simple communication. Cependant, l’expérience qui est connaissance spirituelle et aperception visionnaire n’est pas quelque chose que l’on puisse partager avec d’autres parce qu’elle

« ne passe pas par l’intermédiaire d’une représentation, […] mais est présence immédiate […] »[7][7]

C’est pour cette raison que le travail manuscrit du phénoménologue, comme celui du mystique, sera toujours de l’ordre du geste, montrant non pas la chose cherchée, mais une direction vers laquelle s’orienter. C’est en nous donnant un aperçu général de sa propre compréhension des phénomènes, compréhension qui en est la voie d’accès, qu’il nous suggère la possibilité que les mondes et les sciences rapportés par ses auteurs nous concernent aussi. Étant donné l’énorme étendue de son champ d’intérêt et d’expertise, Corbin nous donne une sélection très particulière des textes. Dans le cas de Rûzbehân Baqlî al-Shîrâzî, par exemple, il ne traduit que les textes de son Jasmin des Fidèles d’Amour.[8][8] Les spécialistes dans le domaine du Soufisme iranien savent que ce texte typifie Rûzbehân d’une manière qui n’est pas nécessairement une réflexion fidèle de l’intégralité de son œuvre. Certains affirment que la traduction de Corbin ajoute un lyrisme poétique qui n’est pas aussi remarquable dans l’original. Le fait que l’on reproche à notre auteur d’avoir embelli le langage rûzbehânienne dans sa traduction, illustre cependant notre propos. La tâche du phénoménologue corbinien n’est pas la communication neutre d’informations mais le témoignage, la réflexion fidèle, de l’expérience propre du phénoménologue : « Le Logos du phénomène, la phénoménologie, c’est donc dire le caché, l’invisible présent dans le visible. »[9][9] L’invisible présent dans le visible, l’expérience vécue qui le rend vivant et vrai, se « dit » par le parfum du lyrisme de Corbin que sa traduction apporte au Jasmin. Cet aspect gestuel de la présentation de la phénoménologie corbinienne comporte aussi l’inclusion, autour des textes de ses auteurs mystiques, de commentaires provenant de traditions plus tardives, issues de maîtres et de textes fondateurs, et même de traditions distinctes qui reconnaissent malgré tout les influences de ces derniers à moins de leur résister. Nous pouvons penser ici à la forte présence de Sohravardî dans le livre de Corbin sur Avicenne ou à son étude d’Ibn Arabi où l’Ismaélisme figure souvent parmi ses explications, bien qu’il ne soit pas nécessaire à l’exposé simple des doctrines du Shaykh al-Akbar. Ce type de traitement des textes joint à son propre commentaire construit une image fidèle, non pas de la réalité philologique des textes, comme s’ils avaient une existence objective qui serait significative en soi, mais du sens de ces textes, sens qui ne peut se révéler qu’à l’individu comme d’une comprésence[10][10] en lui-même. Le phénoménologue corbinien offre un aperçu à partir de sa lecture herméneutique, lecture qui a pour intention la rification des textes dans ce qui fait leur vérité existentiale.[11][11]  La rigueur académique caractérise l’approche de Corbin. Toutefois, l’expérience visée par la phénoménologie de l’Esprit n’en est pas moins essentiellement personnelle. Les textes deviennent personnalisés à partir de la lecture du phénoménologue puisque celui-ci leur redonne vie et les rend de nouveau présents par son propre acte de présence. Si cette phénoménologie de l’Esprit, phénoménologie corbinienne, recèle un académisme marqué, qui n’est peut être pas au goût d’un grand nombre de pratiquants des différentes tarîqats soufies contemporaines, c’est sans doute qu’il représente ce que peut être la vocation rarissime qui constituerait la quête spirituelle d’un philosophe de formation académique de nos jours.

Corbin a suivi la formation et réclame le titre de philosophe, mais il ne se considérait pas comme ayant été arbitrairement produit par le milieu intellectuel qui lui était contemporain ni ne se voyait davantage comme confiné dans son temps. La phénoménologie de l’Esprit qu’il propose a comme activité de révéler ce par quoi des philosophes et des mystiques, et leurs philosophies et leurs gnoses, si éloignées dans le temps et l’espace soient-elles, peuvent entrer en dialogue et même s’harmoniser profondément. Il en est question à propos de la vérité existentiale d’une chose qui se dévoile au phénoménologue comme présence et à laquelle il va ensuite nous renvoyer par le geste de son exégèse personnelle qui est autant une invitation à répéter cet acte de présence par lequel à notre tour nous pourrions rifier les textes à l’étude.


Chapitre 2

Correspondances imaginales

Certes, il y a des éléments dans la phénoménologie corbinienne qui appartiennent aux sciences qualifiées d’objectives : l’exactitude ou plutôt l’exigence philologique en est un. Néanmoins, il ne faut jamais oublier que le monde qui se livre à l’intelligence de Corbin n’est jamais un monde empirique, mais un monde intelligé qui réfléchit ou symbolise avec les modes d’être de ceux qui, chacun à sa façon, le comprennent. C’est un monde d’aspects, « aspects spirituels et philosophiques », comme l’indique le sous-titre de sa collection En Islam iranien. Ce monde est constitué d’images et de symboles qui, pour être compris, nécessitent l’acte exégétique ainsi que la personne de l’exégète. D’après une formule souvent répétée par Corbin dans le contexte d’élaboration de sa méthode phénoménologique : « le semblable est connu par son semblable »[12][12]. Toutefois, entre philosophes et mystiques il peut subsister des différences fondamentales.

« Il y a en effet ce que nous appelons les « niveaux herméneutiques ».[…] Il s’agit […] de considérer les niveaux herméneutiques (les modi intelligendi) en fonction des différents modes d’être (modi essendi), qui en sont respectivement les supports. »[13][13]

Dès lors, il dépend de la personne du chercheur, de pouvoir intuitivement et authentiquement accommoder et comprendre l’essentiel dans les récits et reportages des grands maîtres mystiques des traditions de la gnose. Il faut qu’il incorpore leurs connaissances et leurs expériences en les citant, et pour cela, il faut qu’il parvienne à la hauteur d’horizon, c’est-à-dire au niveau herméneutique, à laquelle ils ont vu et vécu leurs expériences. Avec les vrais mystiques cette récitation se passe là où connaître est expérimenter, où lieu et sujet participent de la même substance suprasensible : c’est le mundus imaginalis, le monde imaginal, royaume de l’âme qui fait corps. Nous pressentions à quel point la méthode phénoménologique corbinienne s’inscrit dans le projet de la gnose universelle dès que nous prenons en compte l’origine de la formule citée ci-haut :

Si tu ne te rends pas égal à Dieu, tu ne peux comprendre Dieu, car le semblable n’est intelligible qu’au semblable.  Fais-toi grandir  jusqu’à correspondre à la grandeur sans mesure, par un bond qui t’affranchisse de tout corps ; élève-toi au-dessus de tout temps, deviens Aîon (deviens éternité) ; alors tu comprendras Dieu. [14][14]

Dans la phénoménologie de l’Esprit corbinienne, il est une part d’intelligence qui est nécessaire au chercheur mais il est aussi une part de capacité spirituelle, car ce n’est qu’après avoir pris conscience des ressources cachées de son être, qu’après avoir repéré son orient personnel dans le miroir de l’âme (c’est-à-dire le monde, mais illuminé par l’éveil et exode de l’âme), que le chercheur peut commencer véritablement à comprendre les éléments d’une hikmat ilâhîya, d’une sagesse divine et « science théosophique » dont tous les textes renvoient au-delà d’eux-mêmes, à des connaissances cachées, voilées par le chiffre même de l’exégèse littérale. N’hésitons pas à le réitérer : le but de la phénoménologie corbinienne, celui de sauver les apparences, requiert que le phénoménologue en personne se lève à la hauteur d’horizon à laquelle le phénomène a lieu. Mais ce lieu n’est pas connu de la science objective qui se consacre à la quantification et aux mises en relation se déroulant dans le monde de l’étendue cartésienne et tendant vers l’édification irréelle d’un « savoir total ». Aussi bien ce lieu est-il méconnu par Kant et Hegel ; ne serait-ce que parce que l’Imagination n’y est soumise ni à la dictature de la Raison, ni au devenir messianique. Tout au contraire, à l’horizon phénoménal que Corbin nomme le monde imaginal, l’Imagination est la faculté spirituelle qui produit et connaît sa propre réalité, le royaume de l’âme.

« La transcendance […] fait que règne un monde en projetant ce monde par-delà l’existant, comme son pouvoir être, comme le monde à dessein duquel elle existe. »[15][15]

 L’Imagination, organe de l’appréhension du monde imaginal, se révèle créatrice de ce monde participant de l’Imagination transcendante divine : elle est Imagination Imaginée. Ainsi, la voie ouverte au phénoménologue de l’Esprit est nécessairement en correspondance intime avec celle du mystique car le premier cerne son sujet de près, et celui-ci, au lieu de rester l’objet d’étude extérieur à l’observateur prend pour le phénoménologue corbinien l’aspect familier du guide intérieur.

Puisque la méthode de Corbin requiert que le phénoménologue incorpore ou se mette en présence de son sujet il est souvent impossible d’établir une distance entre la pensée du critique et celle de ses auteurs. Et souvent il est vrai qu’ils ne sont pas très éloignés : il n’est jamais question d’agnosticisme ou d’athéisme dans l’œuvre de Corbin. L’existence de Dieu n’est pas remise en question. Explorer l’expérience humaine de la divinité est l’interrogation principale de l’œuvre de Corbin. Sa métaphysique, sensible à travers ses ouvrages et dans sa méthode phénoménologique, est illuminative : Non pas illumination au sens des « Lumières » européennes mais illumination orientale essentiellement illumination de l’âme humaine par la divinité qui lui appartient, la divinité de l’Ange avec qui et pour qui elle co-[r]respond. Il y a une ressemblance profonde entre la composition en capacités spirituelles et exégétiques de la personne chez Corbin et les soufis et spiritualistes shi’îtes desquels il fait l’étude. Cependant, il ne faut pas aller trop loin et attribuer une adhésion quelconque qui ne saurait lui être propre. Il serait plus juste d’affirmer à propos de Corbin, non pas qu’il crut en telle ou telle doctrine d’un Sohravardî ou d’un Sejestânî mais plutôt qu’il lui était possible de réfléchir leurs mondes fidèlement dans sa propre méditation et que selon sa définition de la philosophie spéculative ce réfléchissement, qui se produit premièrement non pas dans l’intellect mais dans l’âme, équivaut à un acte et mode de l’être. Cette spéculation est, en outre, le mouvement d’arrachement et d’accès, d’un monde à un autre, selon la capacité de l’Imagination créatrice de l’âme humaine. Nous dénommons cette même faculté l’Imagination active quand elle est la faculté de l’âme humaine pour la distinguer de l’Imagination divine avec laquelle elle est toutefois consubstantielle. Il est vrai que la méthode phénoménologique corbinienne ressemble à la méditation sur l’image de son Shaykh, telle que l’accomplit un pratiquant soufi. Il est aussi vrai que le but de la philosophie spéculative corbinienne ressemble de fort près à celui des mystiques musulmans, en l’occurrence l’audition ou l’illumination par l’Ange. Une des raisons le justifiant, est que, dans la manière de concevoir le fonctionnement réceptif et visionnaire de l’âme, Corbin et ses auteurs mystiques s’inscrivent dans un encadrement conceptuel platonicien amplifié des deux côtés par une angélologie et, avec quelques réserves mineures, ils envisagent les mêmes fins ultimes de l’humanité. Ainsi Corbin a t’il pu écrire :

« par ma rencontre avec Sohravardî, mon destin spirituel était scellé. [Son] platonisme s’exprimait dans les termes de l’angélologie zoroastrienne de l’ancienne Perse, illuminant la voie que je cherchais. »[16][16]

Dans son livre sur Avicenne et le récit visionnaire, Corbin parle de la méditation ou réfléchissement fidèle de l’univers particulier d’un spiritualiste, comme étant l’intégration de mondes spirituels par la personnalité consciente[17][17]. Il prend soin de se différentier de ses auteurs, en déclarant précisément son extériorité vis-à-vis de leurs mondes doctrinaux. Il ne se voit pas comme vivant dans un cosmos Shi’îte ou Sohravardien, soumis à la somme de leurs observations rituelles. Il est étranger ou allogène, mais non mécréant. Au contraire, il sent que ces cosmos vivent en lui. L’intériorisation de systèmes philosophiques entiers avec leurs horizons de signification, leurs modalités d’être, à travers une longue méditation, est chaque fois rencontre, à la lumière du monde imaginal, entre le philosophe et son Moi transcendant. Ainsi, celui qui met en pratique la phénoménologie de l’Esprit, pour Corbin, est allogène comme le gnostique. Il s’excise du monde, le monde causal qui est sien chronologiquement autant que les mondes causaux de ses auteurs, pour ensuite voir en lui des mondes intériorisés qui réfléchissent la conscience de Soi : l’âme.

Cependant, même si nous disions que Corbin ne se retrouve pas dans l’univers de ses auteurs, il demeure une certaine ambivalence, et c’est l’ambivalence de la pensée spéculative même. En effet, la méditation relative à des systèmes religieux ou spirituels et les sciences des théophanies et des connaissances divines, quand bien même ces derniers paraîtraient intériorisés, s’opèrent sur le relief d’une conception de l’univers qui est la révélation ou auto-intellection de l’Imagination divine, univers se situant sur le plan du Homo Maximus. Si c’est dans cet univers que Dieu est conçu, c’est qu’il s’exprime sous la forme d’une pensée humaine, étant ainsi un réfléchissement de la divinité dans l’intelligence commune. Ce caractère anthropomorphique s’accrédite pour le Dieu révélé des théophanies aussi. Cependant, ce qui est externe au sujet devient interne et réciproquement, selon la manière dont sont envisagés les multiples plans de l’être. Selon une perspective conceptuelle la pensée se représente des réalités externes. Selon l’approche du mystique la pensée objective s’ouvre ou se dissout sur un monde vers lequel il s’élève et avec lequel il vient à être un. La perspective macrocosmique du Homo Maximus (Ange du Monde), lui-même origine ou source de tous les monades, mondes phénoménaux qui subsistent grâce aux émanations de sa présence, ne se différencie de celle du mystique (pour qui l’aspect extérieur du monde et l’aspect de soi qui y correspond sont anéantis dans sa contemplation de la divinité), que par son orientation. Le Dieu révélé qui répond (en se révélant) au désir ardent du fidèle est lui aussi épris d’amour pour le principe transcendant qui lui a instauré et qui est à jamais inatteignable. Nous parlons de la vision par laquelle ce Dieu « regarde » l’âme humaine du fait que, dans cette vision, cette âme est ce par quoi Il se voit. Nous faisons ainsi référence à l’« expérience visionnaire ». Mais le Concept d’Univers spirituel, bien que nécessaire pour aborder ces questions, est loin d’être le donné phénoménal de l’aperception visionnaire atteinte par la méditation. Le discours scientifique, par un préjugé qui ne peut résister à la rigueur de l’objectivité phénoménologique, ignore l’expérience des mondes subtils de l’âme. Cette ignorance est largement partagée par la philosophie occidentale depuis Aristote.

Continent perdu, hélas ! pour toute philosophie dont la gnoséologie s’enferme dans le dilemme des données empiriques et des abstractions de l’entendement.  Là même se fait jour le symptôme de la carence la plus grave : la réduction de ce qu’on appelle unilatéralement la « réalité », à la seule et unique dimension des données empiriques. [18][18]

Dans ses représentations et institutions dominantes qui s’arrogent le titre « philosophie » de manière exclusive, celle-ci s’est muée en pratique d’un discours sur la sagesse au lieu d’être sa pratique tout court. Il en résulte que l’Intellect représentatif prend le dessus sur la faculté expérimentale de l’Imagination créatrice (ou Imagination active). Les mondes visionnaires et toutes les subtilités de l’âme deviennent alors occultés par la pensée moderne.[19][19] C’est alors, contre la pensée courante de son temps, que Corbin affirme : « le logos de l’ontologie n’est point discours sur, mais « manifestation ». »[20][20]

Selon la phénoménologie corbinienne tout comme selon les anciens hermétistes le « semblable est connu par son semblable. » L’herméneutique se présente alors comme l’acte de présence au moyen duquel le phénoménologue aurait la possibilité de grandir ou d’amplifier son être pour accéder au monde imaginal ou même éventuellement à l’état d’Aîon. Ainsi la phénoménologie s’inscrit dans ce que nous avons appelé le projet de la gnose universelle nourrissant comme telle l’intention de rendre présent les mystiques en tant que passé qui peut constituer l’avenir du phénoménologue. Cette ressuscitation est chaque fois singularisée dans une relation de comprésence intérieure à lui. A partir du texte, l’herméneutique ouvre le phénoménologue à la présence du mystique qui se présente alors comme guide intérieur ou orient : c’est à partir de cette relation que se produise l’illumination de l’Ange, le Dieu révélé se singularisant en réponse au désir ardent du chercheur qui l’appelle. Très évidemment le phénoménologue ainsi décrit est loin du philosophe agnostique qui se satisfait du concept.


Chapitre 3

La transmission des connaissances

La proximité de la pensée de Corbin et de ses auteurs est souvent surprenante. En effet, habitué aux préjugés des sciences empiriques, le lecteur de ses oeuvres peut avoir l’impression d’être en la présence d’une pensée davantage contemporaine de celle de Sohravardî que puisant son énergie dans la présente époque. Cependant, le discours, et surtout la pratique de la connaissance de l’âme ne se sont jamais complètement éteints dans l’« Occident » géographique. Et les questions auxquelles elles s’adressent sont pour leur part transhistoriques, appartenant à la réalité-humaine de tous temps et lieux, que l’individu en soit conscient ou non. L’expérimentation des mondes de l’âme se fait hors du temps causal de l’histoire, et pour cela il n’est point étonnant de retrouver dans la phénoménologie corbinienne des aspects qui ressemblent, s’accordent, et symbolisent avec des éléments de philosophies mystiques plus anciennes. En ce qui concerne le partage entre la phénoménologie et ses auteurs mystiques, bien que nous en-ayons déjà parlé, il nous incombe encore de constater le grand rapprochement qu’il est possible d’opérer entre certaines idées exprimées par Corbin sur sa propre méthode et d’autres formulées par ses auteurs sur la question de l’initiation spirituelle ou la transmission des connaissances.

Pour commencer, l’intégration par la personnalité consciente des philosophies personnellement vécues des grands mystiques, comme le mentionne Corbin dans son livre sur Avicenne, fonctionne de manière fort semblable à l’idée Shî’ite du Hojjat. Le Hojjat est le seuil ou voile de l’Imâm[21][21] qui, par son partage, en devenant la demeure des connaissances de celui-ci, se transfigure pour réfléchir l’Imâm, bien qu’il ne cesse jamais en son individualité personnelle d’être Salmân. De plus, il est évident que dans la tradition même, la personne de Salmân confère à l’Imâmat le sens de son être singulier en lui donnant l’aspect de chevalerie mystique et celui de filiation spirituelle. En ce sens, la phénoménologie ne s’intéresse que peu au savoir au sens d’information statistique de détails que l’on peut cataloguer, information que l’on garde en mémoire ou que l’on ignore. La phénoménologie corbinienne, peut-être tout autant que le soufisme et le shi’îsme mystique eux-mêmes, s’intéresse à un type de connaissance qui est transmise et qui se réfléchit dans l’âme, une connaissance vivante et créatrice. C’est cette connaissance qui, en terres shi’îtes, fait de Salmân en tant que Hojjat, une source de la sagesse Imâmique auquel il participe, cette connaissance qui fait de lui le voile qui couvre et révèle l’Imâm. Et dans cette transmission de connaissance, dans l’acte d’« être le seuil », nous avons une image analogue à celle de la procession des Intelligences, pures Essences pour les néo-platoniciens ou Archanges de Lumière chez les philosophes orientaux : depuis le principe qui est instauration de l’être, seul intime et première intimation du Déus Absconditum jusqu’à celle de la création du monde sublunaire. En cette procession, chaque Intelligence est auto-intellection de l’Intelligence immédiatement supérieure se considérant dans sa relation nécessaire avec le principe qui l’a instaurée, c’est-à-dire en tant qu’Être créé par l’Un immédiatement supérieur à lui dans l’échelle des stations célestes. Ce qui produit l’émergence de chaque nouvelle Intelligence est le regard amoureux porté par celui qu’elle génère sur le principe qui est sa propre origine. Chaque fois, dans la contemplation de son principe, l’être de l’Intelligence déborde ce en quoi il tient de son principe pour en créer un nouveau, tout comme la lumière du soleil caché illumine et déborde la face de la lune pour éclairer ensuite le visage du monde tourné vers elle. Ainsi de réfléchissement en réfléchissement depuis l’Un absolu et transcendant, les Intelligences sont créés en une procession d’Êtres singuliers jusqu’à ce que, rendu à la dixième d’entre eux, souvent homologuée à l’âme du monde et à l’Ange-Esprit-Saint, l’émanation de l’être depuis l’Un absolument transcendant ne soit plus assez puissante pour en créer un nouveau qui soit unique et explose dans le monde de la multiplicité, le monde sub-lunaire.

Nous avons aussi, dans cette relation symbolique de l’Imâm et de Salmân, une image analogue à celle de la relation entre la personne du phénoménologue et son « objet d’étude ». En méditant ses auteurs mystiques, Corbin va les prendre comme Orient, pôle céleste ou Imâm. Le levant à l’horizon[22][22] du phénomène c’est l’illumination qui arrache le sujet, ici le phénoménologue, d’un monde objectif pour lui en faire découvrir un nouveau avec lequel il fait un, car ce nouveau monde est l’image de son âme. La connaissance en question, connaissance transmise au phénoménologue tout autant qu’à l’initié en mysticisme n’est pas un savoir mais une mise en suspension du savoir et de ses limites. Cette mise en suspension est une souplesse méditative qui permet à la personne l’ouverture à la possibilité et à la révélation de l’âme.

« Car il ne faut pas se promener comme un vainqueur, et vouloir donner un nom aux choses, à toutes les choses ; c’est elles qui te diront qui elles sont, si tu écoutes soumis comme un amant ».[23][23]

Corbin et ses auteurs partagent le sentiment gnostique de la vie propre à l’exil ; sentiment qui ne peut se permettre l’oubli de l’être et devant qui tout phénomène révèle la condition prisonnière de son âme. L’aurore du Levant est précisément le réfléchissement toujours plus vif, plus resplendissant, de l’émanation de l’âme (l’âme du monde tout autant que l’âme personnelle car ces deux se singularisent en un bi-unité partagé en deux pôles) qui se manifeste à l’aperception visionnaire grâce à un élan de nostalgie qui porte le regard non vers l’apparition mais vers sa source dans celui qui la perçoit. Au milieu de la perception extérieure surgit le regard intérieur qui se reconnaît dans le monde comme le principe de son apparition même : la vision de l’âme se replie sur elle-même, elle se contemple en visant le point et principe de son origine. Pourtant, en se contemplant ainsi, elle ne se manifeste jamais du même, c’est-à-dire jamais ce qui existe déjà (l’Image identique d’un archétype éternel par exemple), mais toujours de l’Autre. L’âme se découvre ainsi comme révélation divine en cours.

« Toujours la même vérité répétée, le même discours tenu. Mais sous une forme toujours différente, comme si chaque auteur était un nouveau visage, un nouvel évènement de l’Unique… »[24][24]

En lisant Corbin, il est facile de se sentir quelque peu désorienté par l’apparent anachronisme des thèses. En fait, la phénoménologie corbinienne nous propose une nouvelle orientation, mais à partir d’un temps et d’une histoire transhistoriques. Peu importe le texte à l’étude, le phénoménologue de l’Esprit est à la recherche des connaissances de l’âme, en l’occurrence la reconnaissance de l’âme se réfléchissant dans ces miroirs que sont les phénomènes. Cette activité de réfléction par laquelle les connaissances et l’être sont transmis se donne à la contemplation en de nombreuses figures parmi lesquelles le Hojjat réfléchissant l’Imâm, l’Intelligence Archangélique réfléchissant celui de qui elle émane et le phénoménologue réfléchissant l’être du mystique dont il est en train de méditer ou d’intégrer l’oeuvre et l’horizon spirituel. Dans chaque cas il s’agit d’une nostalgie amoureuse qui détourne le regard du niveau de l’apparence vers celui de la source cachée. C’est un détour de l’apparence et des limites du savoir qui mène l’âme à se découvrir dans l’aspect transcendant d’une connaissance indéterminée : la révélation divine.


Chapitre 4

L’écriture et l’exégèse : le mouvement des textes

La connaissance gnoséologique, à laquelle s’intéresse la phénoménologie corbinienne, est salvatrice parce que les mondes de l’âme vécues aux multiples horizons de l’Être, ces mondes de Hûrqalyâ[25][25], sont les productions de l’âme. Non pas qu’ils soient des délires fantaisistes, mais la substance suprasensible qui les compose est l’Imagination créatrice elle-même, faculté ou organe spirituel de l’âme, sa propre éternité. Elle est son devenir en tant que corps subtil, corps de manifestations au-delà de la condition d’être-pour-la-mort propre aux corps denses de l’horizon terrestre. C’est déjà un symbole capital de la philosophie orientale : l’infini indéterminé de l’émanation de l’Être, comme contrepoint à l’impossible transcendance du Déus Absconditum.

Mais, puisqu’il s’agit d’une phénoménologie de l’Esprit se déployant précisément dans un univers philosophique bercer par le dar al-islam, comment penser l’infini indéterminé de la révélation de l’Être divin et le fini linguistique du texte sacré ? Comment réconcilier l’émanation toujours neuve de l’Être divin et la Loi révélée ? Nous constatons très vite, en lisant son oeuvre, que la phénoménologie instaurée par Corbin révèle un choix et une détermination fondamentale de ce qui serait l’intérêt premier du phénomène religieux. La phénoménologie dont notre philosophe élabore la méthode est particulièrement phénoménologie de l’Esprit, de la transcendance symbolique (c’est-à-dire immédiate et présente dans l’expérience du monde et non pas abstraite et séparée de la réalité-humaine) irrévocablement singulière de chaque être humain, et non pas phénoménologie de la sociabilité ou de la communauté idéale des croyants.[26][26]

L’apparence de la lettre dont le phénoménologue de l’Esprit s’approche est le signe de l’Autre cherché ou de l’Être bien aimé. Comme le mystique, il se tourne non pas vers le niveau apparent que constitue l’autorité ancienne de la parole révélée une fois pour toute mais vers celui de la source qui est la parole toujours neuve de l’Auteur ; c’est le principe de l’audition spirituelle, et de la tâche phénoménologique : Sozein ta phénomèna. Sauver l’apparence, c’est intérioriser l’horizon (ou le ciel symbolique) de l’œuvre pour y entrer et découvrir en soi l’Orient qui est le guide de passage d’un niveau de signification (limitée à un même plan de sens déterminé) à un niveau de compréhension qui est acte d’être dont les résonances symboliques sont aussi infinies et indéterminées que les retranchements de l’Un absolu (le Déus Absconditum) derrière les émanations qui le révèlent et le rendent absent du même coup.

Le sens caché n’est pas premièrement déchiffré mais vécu par l’herméneute (qu’il s’agisse du mystique ou du phénoménologue) qui, en méditant le phénomène, s’élève d’un horizon inférieur vers un horizon supérieur mais mouvant tel un homme ou une femme pris par un souvenir et une nostalgie qui leur font quitter un lieu d’exil pour se hâter vers leur patrie d’origine ou comme une personne souffrant d’amnésie revenant à leur reconnaissance de soi. Le sens littéral du texte est à la fois le lieu d’exil et la voie d’accès à la patrie d’origine. La personne du phénoménologue devient la source du phénomène à condition qu’il soit prédisposé à l’être, à condition que le phénomène se révèle comme l’apanage de sa propre âme.

Le témoignage (aussi bien ses publications que ses cours et entretiens) que porte le phénoménologue ne peut être alors qu’une exégèse de la surface, une exégèse qui n’est plus l’exode de l’âme hors des ténèbres et son retour vers sa patrie lumineuse mais qui redescend comme simple transposition, sur un même niveau de signification, d’un sens littéral du phénomène. Ce que la remontée de l’exode garantie, cependant, c’est que les dimensions symboliques, les dimensions cachées (le batîn) du phénomène soient préservés et non perdus dans la transposition imaginative de chaque nouveau témoignage.

« Rien ne remonte au Ciel, hormis ce qui en est descendu. »[27][27]

Ces reportages, ces écrits ne présentent que le phénomène en tant que signe, le phénomène en tant qu’avènement potentiel de l’être. L’apparence sauvée ne l’est pas une fois pour toutes. La transmission des détails est nécessaire comme support mais n’est pas ce qu’il y a de plus important. Il importe plutôt de faire vivre le phénomène ; dévoilement de ce qui est caché qui révèle autant le sujet connaissant que l’objet dont il prend connaissance puisqu’ils sont devenus une seule et même chose, une même épiphanie de l’Imagination créatrice ou révélation divine. C’est pourquoi la présentation souvent anachronique et très personnelle d’Henry Corbin des thèses de ses auteurs est justifiable et même nécessaire : c’est un geste dramatique, la mise en scène d’un événement qui nous reste toujours à venir. Il met en place une constellation de points de repère se référant à sa subjectivité propre. Il dévoile sur le plan littéral les aspects multiples de sa compréhension du phénomène en question et, dans la mesure du possible, il orne les phénomènes avec toutes les nuances de sa passion personnelle car, désormais, ce phénomène se verra transmis par son œuvre emblématique. Pour Corbin la vérité factice c’est-à-dire dans son domaine la vérité philologique, est importante. Cependant elle l’est moins que la vérité du phénomène en tant que vérité vivante, vérité vécue. Les lecteurs qui se trouvent confrontés aux thèses d’Ibn ‘Arabi tels que les exposent le livre de Corbin, Imagination créatrice, s’ils acceptent la responsabilité qui incombe au phénoménologue de l’Esprit, auront la tâche de gravir ou bien de s’ouvrir à la hauteur d’horizon où Corbin est allé à la rencontre du Shaykh al-Akhbar. Ils auront à intérioriser une systématisation de la philosophie akbarienne, qui appartient à la compréhension de notre auteur et à sa personne. Mais cette intériorisation est un prélude à la méditation imaginale ou bien elle n’est pas. Soit la compréhension s’arrête au niveau intellectuel, soit elle trouve sa preuve dans son exhaussement, par l’Imagination créatrice (active) qui est faculté spirituelle de l’âme, vers l’horizon de l’aperception visionnaire. En effet, si la lumière akbarienne parvient à l’illumination d’un lecteur ou d’une lectrice, la séduction qui porte le miroir de leur regard vers celle-ci se serait déroulé dans le langage et les idées mises en jeux par Corbin. Si la lumière en tant que phénomène de l’Esprit passe, c’est que le voile ou seuil qu’est le phénoménologue et son œuvre n’est pas matière ténébreuse sans plus, mais matière ténébreuse travaillée et polie à tel point qu’elle arrive à fidèlement réfléchir (spéculer) les réalités suprasensibles qui la transcendent.

Le dictum qui suggère de lire le Coran comme s’il était écrit pour votre cas particulier, pourrait aussi bien s’appliquer à la méthode phénoménologique corbinienne où le phénomène « vous concerne », où il est toujours question des dimensions cachées, non pas d’un phénomène abstrait de l’expérience et de la subjectivité mais du phénomène en tant qu’il implique nécessairement les dimensions cachées de l’être du chercheur/phénoménologue. Le projet phénoménologique tourne autour de la personne du phénoménologue car chez Corbin le vrai chercheur n’est jamais à la recherche d’un monde empirique mais de mondes intérieurs: il fraie les voies cachées de l’Imagination créatrice en quête des dimensions cachées de soi-même et de son Dieu.

Les connaissances gnoséologiques appartiennent à un mode d’être pour lequel

« Tout n’est que révélation. »[28][28]

Elles sont salvatrices puisqu’elles dévoilent la consubstantialité de l’âme avec l’Imagination créatrice et transcendante d’une révélation en consonance avec l’indéterminaison infinie du Déus Absconditum. Du fait que les révélations d’un Dieu révélé sont aussi bien les retranchements d’un Dieu absolu, toute méditation de traditions bibliques (au sens large du mot) nécessitera selon Corbin une herméneutique du sens caché. Une telle herméneutique singularisera toute lecture des textes selon la prédisposition de l’être du phénoménologue ou du mystique. Si un texte est dit descendu du ciel, il incombe à celui qui songe après son Seigneur de le ramener à sa source ou de remonter avec lui pour se mettre à l’écoute de la Parole divine au présent. Le témoignage qu’un tel apporterait serait alors lui aussi descendu du ciel et s’offrirait ainsi comme un nouveau support d’herméneutique. Cependant, l’ouverture à cette exégèse (ou exode de l’âme) se situerait au niveau du témoin devenu à son tour voile miroitant de la divinité. C’est un mouvement ou une transmutation des textes qui est transmigration du sens caché à travers toute personne qui aurait reçu le Verbe divin comme adressé à son propre cas.


Chapitre 5

Les récits de l’âme

Le propos premier de la phénoménologie de l’Esprit n’est pas de rechercher les sources historiques des faits spirituels en tant que phénomènes, car les premières d’entre elles sont les expériences intérieures des spiritualistes qui les ont vécues[29][29]. N’hésitons pas à le répéter : il ne suffit pas d’accumuler de l’érudition autour d’un auteur mystique, ses influences, ses contemporains, ni de mémoriser les détails de ses expositions théoriques. Corbin se sent plutôt appelé, et il étend la même invitation à ses lecteurs, à tenter l’épreuve du récit[30][30]. C’est précisément dans le récit que ce dernier est confronté à la représentation la plus intime de l’expérience du philosophe et spiritualiste. Ce n’est pas une exposition théorique, mais une narration constituée d’images et situations symboliques racontée à la première personne.

L’acte exégétique, selon Corbin, requiert non pas l’intellect rationnel mais la faculté de l’Imagination, à proprement parler l’Imagination active (créatrice) qui est l’organe par lequel l’individu parvient à sa propre angélicité[31][31]. Sans en faire expressément état, dans sa méthode phénoménologique, Corbin instaure l’Imagination, dans sa seule fonction contemplative, en tant que faculté active, dominante et régissante non seulement du projet phénoménologique, mais de toute philosophie digne de ce nom. Si la Raison de l’intellect semble commander les grands traités dogmatiques, il est incontestable que le récit visionnaire provient de l’Imagination.

Par une inversion qui semble paradoxale étant donné les habitudes scientifiques de notre époque, la vérité à laquelle nous pouvons nous fier, selon les métaphysiciens orientaux, la vérité vraie qui est haqîqât, est précisément vraie selon la proportion non de son universalité mais de sa singularité ou individuation personnelle. Selon Corbin, le mystère auquel aboutit toute mystique spéculative (philosophie digne de ce nom) est le face-à-face avec le divin particularisé dans une forme tout à fait unique puisqu’il n’est autre que le Soi transcendant du mystique lui-même : l’Image la plus profonde de son âme[32][32]. Selon Corbin le « symbole est la seule expression possible du mystère »[33][33]. L’Image de l’Ange est aussi un symbole, et déjà l’Image que l’individu se fait de lui-même est symbolique. Mais l’individu doit d’abord s’éveiller à cet état de choses, à la possibilité symbolique, dans le monde matériel. Ce qui est en cause est un éveil de son imagination active, l’organe de l’âme contemplative, car c’est par cet organe que les choses et les situations, le soi et son monde se révèlent dans leur symbolicité et laissent transpirer l’image d’un autre monde ou d’autres mondes – tout ce avec quoi ils symbolisent. Les récits visionnaires, les systèmes angélologiques avec leurs substrats cosmologiques et noétiques, ainsi que la figure de l’Ange, sont tous des Images configurées en quelque sorte par la puissance créatrice de l’Imagination active, puissance qui pourrait être décrite en tant que degré d’éveil, un éveil paradoxalement qui n’est pas seulement réceptif mais productif de ce sur quoi il porte témoignage. Ils ne sont pas créés ab nihilo par l’Imagination, et ne sont pas davantage des images fantaisistes : la concentration de l’Imagination active prépare le lieu qui est l’âme contemplative à recevoir l’illumination ou l’irradiation de l’Ange (homologue de l’Intelligence agente). L’activité de l’Imagination active est activité de polir le miroir pour que puisse y transparaître son Image. Les Images de l’Ange, chaque fois nouvelles, traduisent des réalités spirituelles transcendantes que nous pourrions caractériser universelles. Mais leur universalité ne se manifeste et ne peut être connue que par les singularités dont l’Ange se fait l’agent et médiateur. Les récits visionnaires sont des outils dont le mystique peut se servir dans ce polissage, ils fonctionnent comme une convocation à cette prière qu’est l’éveil de l’âme.

Si les récits visionnaires et les systématisations angélologiques provenant de l’expérience intime du mystique se configurent et se chiffrent en écrits de par la puissance de l’Imagination, c’est également à l’Imagination et non pas à la pensée conceptuelle qu’elles sont adressées. M. Toshihiko Izutsu, spécialiste de métaphysique islamique ainsi que du Taoisme et du Bouddhisme Zen se montre tout à fait d’accord avec Corbin sur ce point :

« L’emploi fréquent de métaphores en métaphysique est un des traits de la philosophie islamique, et même pourrait-on dire de la philosophie orientale en général.  Il ne faut pas, les prendre pour un ornement poétique : à l’emploi de ces métaphores est attachée une fonction cognitive précise. »[34][34]

C’est par l’acte exégétique (c’est-à-dire l’herméneutique) opéré par l’Imagination que l’on accède à la conscience spirituelle subliminale, c’est-à-dire au sens caché derrière le chiffre de la lettre. Atteindre ce sens caché, c’est rejoindre l’intention créatrice de l’auteur mystique en expérimentant le phénomène à notre tour. Corbin affirme :

« si l’on n’atteint pas cette conscience spirituelle subliminale, les discussions philosophiques n’ont guère plus de portée qu’un entretien administratif quelconque. C’est pourquoi l’histoire de la philosophie ne devrait jamais être traitée à part de l’histoire de la spiritualité, voire de la dévotion vécue. »[35][35]

Il nous incombe de souligner cette dernière phrase qui révèle au grand jour la thèse corbinienne qui nous semble aussi importante qu’évidente, et à laquelle nous reviendrons dans notre conclusion. Pour avoir un sens, la philosophie doit être intégrée dans une pratique spirituelle expérimentale, le simple discours sur les thèmes philosophiques ne saurait être significatif en soi. Toutefois c’est à travers le discours que la philosophie nous est communiquée comme une possibilité qui nous regarde. La métaphore est spécialement apte à communiquer le sens métaphysique car il est déjà en soi un symbole de la connaissance ésotérique : la métaphore (symbolique) est la figure dans laquelle nous contemplons la coincidentia oppositorum.[36][36] Selon Haydar Amoli le plus haut degré de connaissance métaphysique se distingue par le fait que non seulement le mystique atteint à la

« vision immédiate de la Réalité absolue dans l’expérience du fanâ, à la fois au sens objectif et subjectif, c’est-à-dire l’extinction totale de l’ego et, par voie de conséquence, de tous les phénomènes constituant le monde extérieur, objectif. [… Mais] au degré des « privilégiés parmi les privilégiés », […] la relation entre l’Absolu et le monde phénoménal est appréhendée correctement en tant que coincidentia oppositorum de l’Unité et de la Multiplicité. »(36)[37][37]  

Izutsu donne l’explication classique de ce phénomène en se référant à la métaphore du miroir. Il nous est possible de voir des images qui se réfléchissent dans un miroir. Il nous est aussi possible de voir le miroir lui-même. Finalement avec un certain effort il nous est possible de voir les images que se réfléchissent et le miroir qui les réfléchit en même temps. Pour ceux qui n’accèdent pas à la vision immédiate de l’Absolu, celui-ci est comme le miroir (invisible à leurs yeux) dans lequel se réfléchit le monde phénoménal. Pour ceux qui accèdent à cette vision, le monde phénoménal devient lui-même miroir et est perdu de vue à cause de la fulgurante luminosité de l’absolu qu’il réfléchit. Mais le mystique de plus haut rang aura la vision simultanée des deux réflexions : dans le monde phénoménal, il verra transpiré l’unité de l’existence qui est son fondement réel, et dans l’absolu il verra les articulations internes que sont ses perfections (kamâlât)[38][38]constitutives en quelque sorte de la raison d’être du monde phénoménal. Cette double vision qui, tout comme une métaphore, rassemble deux singularités en une figure sans pour autant abolir leurs distinctions, constitue ce que Izutsu et Corbin dénomment la coincidentia oppositorum. Dans une personne douée d’une telle vision du monde, ce n’est plus l’intellect mais l’intuition, comme articulation de l’Imagination active, qui appréhende le monde. D’après M. Izutsu, la métaphore (Corbin parle plus souvent de symboles bien qu’ici ils visent le même phénomène) devient nécessaire parce que l’aspect de la réalité spirituelle

« est subtil et si évasif au niveau de la pensée discursive que l’intellect n’a pas d’autre possibilité que celle-là pour s’en saisir. »[39][39]

 La faculté spirituelle de l’Imagination étant donnée comme la destinatrice des sciences philosophiques et spirituelles, il s’ensuit que l’élaboration d’une science de l’Image, ses significations, ses dimensions et fonctions multiples, que Corbin entreprend le plus souvent en accord avec ses philosophes et mystiques orientaux, est, elle aussi, une exposition chiffrée. Même l’élaboration d’un système exégétique doit receler un secret qui fait appel à la faculté intuitive et révélatrice de l’Imagination. La vérité dont il parle et qu’il prend comme cible n’appartient pas à l’ordre des choses provenant de l’étendue cartésienne du monde extérieur commun à tous. L’approche conventionnelle de la dialectique pratiquée par les philosophes académiques et positivistes ne suffit pas : les « disputes sur les mots seraient stériles. »[40][40] Il ne suffit pas de parler, de lire et d’écrire : la philosophie est tout autre chose qu’un devoir sur table. Bien que chez Aristote nous retrouvions presque tous les éléments d’une philosophie orientale sa mise en valeur de certains et sa dépréciation d’autres relatifs au développement de l’idée d’une réalité totalisable et uniforme, en ce qui concerne le temps et l’espace, favorise une philosophie qui se limitera à la lettre d’un langage formel et clos, en imitation des lois physiques, et aux interdictions qui l’accompagnent. Ce sont des interdictions nécessaires à un système clos, mais inapte à rendre justice aux vérités d’un univers qui s’ouvre premièrement non pas sur les essences mais sur les horizons illimités de l’existence, horizons indéterminés de la théophanie divine. Si, comme l’affirme le Classiciste Peter Kingsley, avec Aristote et déjà avec Platon on assiste à une transition d’une pratique philosophique vers le seul discours. On peut dès lors dire que l’introduction des thèses orientales dans l’œuvre de Corbin, ainsi que toute sa phénoménologie, remédient à cet état des choses. Ainsi, la perspective globale de la philosophie qu’offre l’œuvre de Corbin se résume en ces termes :

«il s’agit moins d’une histoire de la philosophie que d’une pratique de la philosophie, accompagnée de la phénoménologie des visions du monde, étant entendu que ces visions ne sauraient se totaliser, mais qu’elles symbolisent au contraire des oppositions irréductibles de l’esprit. » [41][41]

Nous considérons l’élaboration de l’Image et de l’Imagination offerte par Corbin comme il la reçoit de ses auteurs, en se méfiant un peu de la surface lisse de la lettre, et en essayant, avec la naïveté cultivée du phénoménologue, d’entendre à travers ses figures le réfléchissement d’un phénomène semblable en nous-mêmes. Nous employons la figure synésthésique pour insister sur l’altérité de l’aperception visionnaire qui, bien sûr, s’opère à partir de facultés et d’organes de perception ; non ceux du corps physique, non pas les sens, mais les organes de perception qui appartiennent à ce corps subtil qui à la fois navigue et est, en soi, le monde imaginal ou royaume de l’âme. Cette problématique, où il faut prendre en compte que la systématisation et exposition des faits spirituels sera toujours un écrit chiffré, et que sa vérité tiendra toujours non du monde factice mais du monde symbolique de l’âme, Corbin la relève en parlant d’Avicenne.

« Il peut se faire que la lettre de son système cosmologique soit close à la conscience immédiate de nos jours. Mais l’expérience personnelle confiée à ses Récits révèle une situation avec laquelle la nôtre a peut-être quelque chose en commun. Dans ce cas, tout son système devient le chiffre d’une telle situation. Le déchiffrer, ce n’est pas accumuler une vaine érudition des choses, mais nous ouvrir à nous-mêmes notre propre possible. »[42][42]

Notre propre possible, c’est justement le potentiel de nos âmes contemplatives à devenir des lieux épiphaniques. Ce qui est demandé à l’individu pour le réalisé c’est de se préparer à réfléchir les Images divines dans les miroirs de la « conscience » spéculative, outre le miroir de l’âme. Les dimensions cachées de l’âme se configurent en Images telles qu’elles peuvent se montrer en personne au spiritualiste. On pourrait même parler d’une fidélité manifesté à l’Image du Soi transcendant dans la pensée de Corbin mais sans que cela implique un conformisme idéologique comme il en est question trop souvent dès qu’il est fait mention de fidélité. Voir son Image vraie, c’est rencontrer l’Ange ou plutôt réfléchir l’Image de l’Ange en l’occurrence Gabriel ou Michael, l’Esprit-Saint ou l’Intelligence Agente, le Christos Angelos, l’Ange de l’humanité ou l’âme du Monde, qui partagent tous, en schémas distincts, la même fonction vis-à-vis de l’individu humain. Il faut donc réfléchir l’Image de l’Ange dans le miroir qui est l’intellectus possibilis ou l’âme contemplative[43][43] dont la seule activité est cette même contemplation du principe qui l’a instaurée dans l’être, c’est-à-dire l’Ange de l’humanité ou Intelligence Agente en personne. L’Image de la rencontre avec l’Ange ou plutôt l’Image qui est la rencontre avec l’Ange, archétype individuellement particularisé en tant que Soi transcendant, et le comportement de l’individu qui « voyage en compagnie de l’Ange », comportement qui symbolise avec celui des animae caélestes, n’est pas une pratique par laquelle un individu appartient à une foi particulière ou s’assimile au plus haut degré d’une humanité générale. Au contraire, la rencontre avec l’Ange dans les formulations élaborées par Corbin est tout à fait révolutionnaire par rapport aux formes de l’institution de la foi religieuse. Elle consiste en l’individuation ultime par laquelle l’être humain singulier devient sa propre espèce unique. Au sujet de l’âme du gnostique, Corbin écrit :

« l’âme éveillée à son individualité ne peut plus se satisfaire des règles communes ni des préceptes collectifs. »[44][44]

 

 Ici, encore une fois, apparaît que pour lui l’intérêt premier dans la révélation est la voie d’un docétisme singulier, la connaissance qui est gnose, et non pas celle qui s’ouvre sur l’horizon de la communauté idéale des croyants. Ce qui se substitue à l’instruction collective est la pédagogie angélique chez les philosophes avicenniens et Ishrâqiyun ainsi que dans les gnoses soufies et shi’îtes et chez le chercheur phénoménologue qui part sur les traces de leur quête orientale. Cette pédagogie angélique peut comporter le face-à-face avec l’Ange en tant qu’Image et ultime individuation du Soi transcendant, aussi bien qu’elle peut comporter la transfiguration du monde tout entier en symboles (la science des théophanies). Chaque fois l’Image symbolique est non pas observée, en tant que chose, d’une perspective extérieure propre au sujet, mais vécue directement. La pratique exégétique révèle la personne ou l’être spirituel et intégral du mystique tout en effaçant le sentiment de l’identité de sa personne avec les limites de son corps matériel.

Toutefois, il n’est pas question ici de croyance en un système cosmologique et noétique particulier : il est question d’envisager et de méditer l’être. Certainement telle méditation fait acte de foi. Cependant, la croyance résiderait plutôt en l’aspect spéculatif de l’âme, dans la possibilité du réfléchissement de la divinité dans l’âme pensante de l’être humain, l’idée que la conscience peut montrer à soi sa véritable Image et y mener à une vraie compréhension. Les images et les systématisations pour lesquelles Corbin se passionne ne sont pas les chiffres de formules scientifiques ni d’allégories, ce ne sont pas des objets à décomposer sous un microscope, ce sont des chiffres symboliques. En outre, ce avec quoi elles symbolisent n’est pas en premier lieu matière de déduction ou de dialectique mais état vécu qui reste toujours à vivre : une histoire à-venir.

Le texte symbolique par excellence dont les mystiques se servent pour traduire leurs expériences est, nous l’avons dit, le récit d’initiation ou le récit visionnaire. Corbin prend comme exemple de ce type de texte le récit de Hayy ibn Yaqzân :

« Cet écrit ne chiffre pas des données générales, des évidences rationnelles à mettre en discussion, mais une expérience intimement personnelle, l’état grâce auquel fit éclosion soudain la vision mentale. [Cette «vision mentale» précède et fond la systématisation, secondaire à l’expérience intime, d’une cosmologie, d’une noétique, et d’une angélologie qui situe, et oriente, (transposé en sens commun) l’expérience visionnaire de l’individu qui est l’auteur/sujet du récit.] Alors, dans l’unité du temps qui renferme cette vision mentale – tandis que l’âme s’est retirée « chez elle », – transparaît en un éclair l’Imago mundi qui se réfléchit dans l’Image que l’âme a d’elle-même, et qui pour autant réfléchit aussi cette Image de l’âme. En un tel instant, c’est une vision d’angélologie fondamentale, avec l’ampleur d’une totalité cohérente […] Cette image ne résulte pas, bien entendu, de quelque perception ou comparaison extérieure. Elle n’est pas tant l’objet de la vision que l’organe de la vision, ce qui fait voir à l’âme le cosmos où elle est, et simultanément ce que l’âme est dans ce cosmos et ce qu’elle est en elle-même. Ce qu’elle lui fait voir, c’est une même structure qui se répète à tous les degrés des êtres du plérôme, puis finalement en elle-même, et qui en se répétant en elle, dans la constitution de son être, l’ordonne à ce plérôme. […] L’image par laquelle l’âme se connaît elle-même lui réfléchit donc la structure et les rapports du monde angélique. D’où il est vrai de dire que se connaître soi-même, c’est pour elle accéder au monde de l’Ange. »[45][45]

Dans ce passage nous constatons comme le dédoublement d’une Imagination transcendantale. En premier lieu il y a l’ébranlement de l’âme secoué par l’avènement de son Image, ensuite il y a le déploiement de la lumière de cette même illumination qu’est l’Image singulière de l’âme du mystique en Imago Mundi, mouvement qui arrache le sujet de son monde extérieur pour lui rendre le monde, mais un monde (un univers, un cosmos à multiples plans de l’Être) intérieur à son âme. Il faut impérativement s’en souvenir : la vision mentale transposée en schème ou systématisation philosophique est-elle aussi chiffrée. Elle est découverte fulgurante de l’intériorité symbolique d’une âme singulière : symbolique puisqu’en harmonie résonante avec l’intériorité, en l’occurrence l’Imagination créatrice de l’âme du monde et ensuite de l’âme de chaque Intelligence depuis l’Un absolu. Le système qui l’a traduit en langage commun est une intimation de nature cartographique par laquelle un lecteur pourrait bien à son tour découvrir le monde de l’âme et les degrés de l’être ou horizons de son Moi transcendant. Cependant, l’éveil à cet état de découverte, selon Corbin, recquiert l’ébranlement total de l’âme, recquiert un choc tel que le langage même des traités didactiques et des systématisations cosmologiques n’est pas apte à le créer. Le langage conceptuel est peut-être nécessaire pour avertir le pèlerin en quête de l’âme contre d’éventuels égarements, mais il impose des limites à son sujet qui ne peuvent être brisées que par la présence de l’Image et de sa source et interprète : l’Imagination. Bref, pour Corbin une philosophie qui sera digne de ce nom « l’amour de la sagesse » ne peut se passer du poeisis. L’ébranlement de l’âme qui est éveil à la symbolicité du monde est la fonction ou activité propre au récit visionnaire ou récit d’initiation. Il est à comprendre alors que ce récit en tant qu’il est expérimentation est répété dans une méditation mimétique et que chaque récitation vraie, sera un événement intérieur à celui qui la médite (que ce soit une séance singulière ou la pratique d’une vie) qui transformera les détails du récit selon l’Imago individuel du spirituel. Le langage du poète ouvre sur l’infini et évite la détermination conceptuelle. La clôture du monde des ténèbres entretient un rapport de synonymie avec ses limites et interdictions. L’âme arrive à surmonter cette clôture en reconnaissant l’altérité qui existe entre elle et ces mêmes limites. Ainsi l’Image et le langage poétique apte à la rendre génèrent la diffusion d’une lumière qui appartient déjà à l’âme et qui va la faire renoncer à tout ce qu’elle avait méconnu comme liens d’identité avec un monde qui n’était pas le sien.

Le récit d’initiation se propose dans son ensemble comme symbole configuré et projeté par la puissance créatrice de l’Imagination active de l’auteur mystique. Ce à quoi il réfère est la réalité expérimentée du mystique, un fait spirituel qui a son lieu en lui, qui est acte de transformer le mystique du fait que ce dernier, comme celui qui rêve, est identique à l’expérience qu’il fait ou à l’état qu’il éprouve. Dans le récit d’initiation, l’auteur configure son propre être : « C’est de moi qu’il s’agit dans ce récit »[46][46], tout en sachant que si la liberté spirituelle est un phénomène singulier, l’emprisonnement ou l’exil occidental, c’est le commun de l’humanité, et de la création entière.

Si le mystique se distingue de la population générale par sa capacité à atteindre des états spirituels extraordinaires, en éprouvant des visions et autres aperceptions, et s’il convient de parler d’un lieu dans lequel et même par lequel les visions se manifestent, en revenant de lui le mystique ne fait pas que retomber sur terre. Il y a une distinction, bien utile, entre le monde sublunaire, matériel, dominé par la chronologie et la physique et le monde imaginal, régi et créé par l’Imagination à un niveau d’être plus subtil que celui du bas monde. Dans le mundus imaginalis il y a confluence de l’Imagination active provenant de l’âme humaine et de l’Imagination créatrice de l’âme du monde qui est face divine se dévoilant à l’humanité. Dans le bas monde, cependant, les humains sont dépourvus de leur capacité visionnaire, ils n’accèdent pas à l’Imagination créatrice. Evidemment cela est plutôt une question de degrés d’éveil qu’une distinction absolue. Ainsi, si les séjours dans « l’autre monde » ne sont que temporaires pour le mystique avant son départ définitif, en y revenant, il apporte avec lui ou porte en lui des facultés et des organes qui appartiennent à l’imaginal. Et c’est de ces facultés et organes d’une physiologie subtile et spirituelle que Corbin parle quand il réfère à la puissance configuratrice de l’auteur mystique du récit visionnaire qui lui permet de projeter l’Image profonde de son âme en symboles destinés au lecteur. Ce n’est pas moins par la même puissance créatrice de l’Imagination active chez l’exégète, que l’exégèse s’opère pour dévoiler et l’exégète opère pour devenir à son tour, dans sa récitation, le sens caché du symbole.

Le projet de la phénoménologie de l’Esprit, tout comme celui de la métaphysique qui s’est constitué en Occident depuis Aristote, vise l’atteinte d’une compréhension de l’être. Cependant, à la différence de cette tradition, Corbin professe que le discours conceptuel n’est apte ni à dévoiler l’âme à elle-même, ni à révéler les sens cachés du monde phénoménal des existants. Les synthèses philosophiques qui forment les grands traités dogmatiques peuvent être des garants contre d’éventuels égarements mais en ce qui concerne la quête de la vérité philosophique, celle-ci ne se livre pas à l’intellect ratiocinant mais à la vision de l’âme qu’est l’intuition de l’Imagination active. Toutefois, avant la vision de l’âme, encore faut-il que la personne s’éveille ; encore faut-il qu’elle devienne consciente de l’aspect symbolique que recèle tout phénomène. Les récits visionnaires ou récits initiatiques convoquent l’âme, à travers les Images symboliques qu’ils représentent et qu’ils destinent à la remémoration. La puissance ébranlante des récits visionnaires provient de l’Imagination active qui est l’éveil de l’âme de l’auteur mystique. Cette puissance configuratrice correspond avec la possibilité exégétique du lecteur qui est une puissance herméneutique. Le récit se sert des Images et du langage poétique pour réfléchir sa lumière propre à l’âme et ainsi la bouleverser, la tirant de son sommeil. L’âme peut alors prendre possession du récit comme de sa propre histoire puisqu’elle s’est reconnue comme le lieu même du récit, lieu même de la rencontre entre la personne et son Moi transcendant. Le passage du sens de l’Image au sens que l’Image manifeste peut être décrit en tant que rencontre avec l’Ange, éveil de l’âme, ou fait d’atteindre aux connaissances gnoséologiques parmi bien d’autres figures. Ce qu’importe, c’est que par ce passage la personne reçoit son individuation ultime, angélicité qui l’isole de toute communauté mondaine. Dès lors le sens vrai ou le sens métaphysique ne peuvent que découler d’une pédagogie angélique qui est réfléchissement de la divinité transcendante dans le miroir de l’âme purifié de toute altérité.


Chapitre 6

Poésie et Images préfigurant le retour de l’Ange

À ce niveau de notre analyse; il est très important que nous apportions une précision, à ce que nous avons déjà dit au sujet de la langue poétique. Nous avons dit qu’elle ouvrait sur l’infini et sur l’indéterminé échappant ainsi aux limites du concept. Ensuite nous avons suggéré que, bien que nous fassions une distinction ontologique entre les mondes sub-lunaire et imaginal, le monde imaginal n’est pas entièrement distinct du bas monde. Bien sûr c’est l’Imagination qui fait lien, selon l’expression de M. Jambet, mais il y a plus : la distinction entre monde imaginal et bas monde symbolise avec celle qui existe entre langue poétique et conceptuelle. C’est que la langue est porteuse d’ambivalence, mais d’une ambivalence qui n’est pas quelque défaillance technique propre à un système linguistique. Elle est mimétique d’une ambiguïté qui est au fond de la réalité même. Le double sens, l’amphibolie, l’iltibas, que nous trouvons chez Rûzbehân est une seule et même voie qui engendre l’errance entre la liberté et le piège. La beauté enivrante de l’Aimé peut être l’accès extatique à la Beauté divine (théophanie au niveau du monde imaginal) ; elle peut tout aussi bien générer l’emprisonnement de l’idolâtrie. Dans les récits ishrâqiyûn les cinq sens constituent les geôliers à travers lesquels la vie et la liberté réels s’annoncent à l’âme.[47][47] Nous pourrions dire que le monde imaginal est le monde de l’âme tandis que le monde sublunaire est celui de la retraite de l’âme, de son occultation. Tout ce qu’il y a sur terre va l’occulter, et du même coup tout ce qui se manifeste à elle va réfléchir sa luminosité, va briller de sa propre lumière oubliée (ce que l’on retrouve aussi dans l’oubli de l’être heidegerrien). Ainsi, la lune laisse filtrer la lumière du soleil tout en témoignant de son absence. L’ambivalence de la langue poétique se dévoile dans la ruse de la séduction du récitant. Tout comme le langage du concept nous séduit, avec l’idée trompeuse de la totalité et le pouvoir de tout dire, le langage poétique nous séduit pour générer notre identification avec un personnage autre, non seulement autre que nous même, mais un personnage qui est dans son essence altérité : l’allogène du récit d’initiation. Et c’est dans cette identification que nous créons que nous retrouvons une Image, de nous-mêmes, qui est paradoxalement et intensément familière. Ces récits suscitent l’action de l’Imagination créatrice (active) qui est comme la levée de l’âme sur l’horizon du monde. C’est pourquoi Corbin parle du tawîl ou l’exégèse mystique en tant qu’exode de l’âme, c’est l’exode hors de la caverne du monde de l’occultation, et la révélation du monde transfiguré dans l’aurore de l’âme qui est sa vrai parente.

Le langage poétique imagiste suscite l’action de l’Imagination active. Et nous avons dit que c’est l’avènement de l’Imagination active en tant qu’apparition de l’âme qui va transfigurer le monde. Cependant, il faut introduire la réserve qu’au moment où celle-ci opère l’exégèse ou le ta’wîl, ce sur quoi elle opère n’est pas supposé être le sens ultime du phénomène ou du symbole mais la capacité personnelle du chercheur/phénoménologue à accomoder l’illumination de l’Ange. C’est en prenant compte des liens qui l’emprisonnent et en cessant de s’y identifier, que l’âme devient libre pour recevoir les impressions des réalités spirituelles.

Il y a contiguïté entre l’action et la passion dans l’âme. C’est une idée que Corbin retrouve autant chez Hamann que chez Ibn ‘Arabi et chez un grand nombre de mystiques en terre d’Islam : la Justice divine, la qualité ou aspect ou nom divin qui s’accomplit dans l’être humain, n’est rien d’autre que ce qui fait que quelqu’un est juste, c’est-à-dire qu’il est en propre l’activité de l’Ange mais il ne peut se découvrir de manière abstraite hors de la personne :

 « l’Action en s’accomplissant ne se distingue plus de passio, puisque celle-ci en est l’événement même (comme par exemple l’écriture et la chose écrite, la scriptio et le scriptum).  Comme le dit Nâsir [-e Khosraw] : La significatio passiva du nomen patientis (maf’ûlî-e maf’ûl) consiste en l’Action même de l’agent qui s’accomplit en lui. » [48][48]

 Participation et coopération sont fondamentales à tout phénomène théophanique sans que les deux éléments, l’action divine et la passion ou passivité humaine, soient confondus. Ainsi, l’activité du mystique le prépare comme lieu épiphanique, processus semblable à l’édification du temple. Ensuite, c’est l’intervention de l’Ange, l’action divine, qui s’y manifeste en se révélant dans la passivité humaine. C’est alors que la contemplation est révélation aussi bien de l’humanité que de la divinité : elle est aussi bien connaissance de soi qu’inspiration et connaissance de l’Ange. En sauvant les phénomènes qui s’expriment dans les symboles des récits visionnaires, c’est-à-dire en remontant aux sources des symboles, à l’être et à l’horizon d’être auxquels ils référent, le phénoménologue va à la rencontre de l’auteur mystique là où lui-même éprouve la rencontre avec l’Ange. L’être du mystique se donne au phénoménologue comme l’horizon et la source du symbole auquel il faut remonter, et cette remontée s’effectue grâce au fonctionnement de la même faculté d’Imagination active qui a permis au mystique d’envisager l’illumination de l’Ange. Le phénoménologue participe au même processus de préparation des lieux pour l’intervention théophanique. Cette méthode phénoménologique, bien que son vocabulaire s’inscrive dans la tradition philosophique dite occidentale, sert évidemment comme méthode d’approche expérimentale d’états spirituels propres aux mystiques. Le témoignage de cette tentative serait alors les textes, essais et monographies et les cours qui tous ensemble présentent une configuration chiffrée du phénoménologue à l’Image du mystique à l’étude.

En lisant les textes de Corbin, nous devons être tout à fait conscients du fait que, selon ses propres critères, nous avons affaire à l’image de son être, l’Imago qui se projette dans une imago mundi [49][49]. Il n’est pas question pour le phénoménologue d’objectivité et de distance scientifique, il est question de ré-citer dans sa propre voix. Il se peut que le lecteur moderne, si bien accoutumé aux thèses agnostiques et étrangères à une métaphysique expérimentale éprouve de la difficulté à saisir ce qui est impliqué par l’idée de l’Imago et de l’Imago mundi chez Corbin. Les enjeux sont multiples, et peut-être nullement ailleurs que dans ses propos d’introduction aux récits visionnaires d’Avicenne avons-nous un exemple qui illustre si bien l’étendue de la mystique spéculative dans la pensée propre de Corbin et dans ses vœux pour l’avenir des études orientales :

« Esquissons plutôt sommairement l’aspect sous lequel se présentent à nous ces Récits, en tant que leur méditation peut être féconde pour cette rénovation des études de philosophie orientale en Orient même, à laquelle devrait contribuer la célébration du millénaire[d’Avicenne]. Ils ont cet intérêt, avons-nous déjà suggéré, de nous montrer non plus simplement la philosophie avicennienne édifiant gravement un univers spirituel dont la signification actuelle pour nous, hommes modernes, ne peut être retrouvée que par le recours ou le détour de quelque médiation consciente. Cette signification, ils nous l’enseignent directement, parce qu’ils nous montrent cet univers non pas comme une grandeur abstraite et dépassée par nos conceptions « modernes », mais comme recueillant cette Image que l’homme Avicenne porte en lui-même, comme chacun de nous porte également la sienne. Il ne s’agit pas d’une image résultant de quelque perception extérieure préalable, mais d’une Image qui devance toute perception, un a priori qui exprime l’être le plus profond de la personne, ce que la psychologie des profondeurs appelle une Imago. Chacun de nous porte en lui-même l’Image de son propre monde, son Imago mundi, et la projette dans un univers plus ou moins cohérent, qui devient la scène où se joue son destin. Il peut n’en avoir pas conscience, et dans cette mesure il éprouvera comme imposé à lui-même et aux autres, ce monde qu’en fait lui-même ou les autres s’imposent à eux-mêmes. C’est aussi bien la situation qui se maintient tant que les systèmes philosophiques se donnent comme « objectivement » établis. Elle cesse [cette situation d’être emprisonné par l’inconscience de son propre inscience envers la nature spéculative du monde et du soi] proportionnellement à la prise de conscience qui permet à l’âme de franchir triomphalement les cercles qui la retenaient prisonnière. Et c’est cela toute l’aventure qui est contée, à titre d’expérience personnelle, dans le Récit de Hayy ibn Yaqzân et dans le Récit de l’Oiseau. »[50][50]

Nous nous sommes permis de citer l’intégralité de ce long passage du fait qu’il détaille de manière synthétique un grand nombre de prises de positions personnelles propres à Henry Corbin, ce qui nous permet de clarifier certaines des intentions majeures de son œuvre. Premièrement, la « méditation féconde » ne peut être considérée comme pensée critique objective, même si elle est attentive aux ambivalences et polyvalences de l’objet. Il s’agit clairement de méditation spirituelle. Aux éventuelles protestations selon lesquelles le travail académique de Corbin n’a rien en commun avec les pratiques des spiritualistes qu’ils soient Soufies, Imâmites ou Bouddhistes, il nous incombe de répondre que les traces des phénomènes auxquels il s’intéresse sont toujours à l’« Image » du mystique qui les a éprouvés, et qui en se reconnaissant dans son monde (comme en témoignent par excellence les récits visionnaires) a pu naviguer par delà les obstacles qui s’opposaient à la libération de son âme. Ces obstacles, cependant, n’étaient pas en fin de compte des facteurs de distanciation objectifs, mais au contraire des instances dans lesquelles, pris au piège, le soi se méconnaissait. L’orientation n’est pas, en tant que telle, de savoir naviguer entre les obstacles mais de co-[n]naître dans le sens où ce savoir est dévoilement des obstacles qui se révèlent en tant qu’Images de Soi : c’est cela prendre conscience de son Imago mundi. En méditant ces propos, en recueillant ces traces des Images personnelles projetées par ses auteurs mystiques, Corbin se voit réfléchi et se reconnaît. La réflexion méditative chez Corbin est l’intériorisation des mondes symboliques de ses auteurs, configurés par eux avec une puissance Imaginative qui leur permet de créer et de projeter une image intégrale de leur être. Cette image, Corbin l’assume – en tant que phénoménologue – comme une lentille par laquelle il se voit. Les grades et les mouvements des récits par lesquels ses auteurs représentent leurs propres quêtes (leurs expériences et évolutions spirituelles) dans lesquelles ils se montrent dans les aspects les plus profonds et intimes de leurs êtres, sont tous autant de miroirs dans lesquels le phénoménologue corbinien se recherche, autant de signaux grâce auxquels il s’oriente.

Corbin nous indique souvent les affinités entre sa méthode phénoménologique et le tawîl spirituel. Cela est vrai au point qu’il se donne pour tâche de critiquer, voire de corriger certains tawîls trop ingénieux parmi des écrits d’auteurs qui, selon lui, dégradent les textes et les phénomènes sur lesquels ils opèrent.[51][51] S’il y a une différence effective entre le tawîl ismaélien, shi’îte duodécimain, ou soufi provenant de l’un [ou de l’autre] de ses auteurs mystiques, et la phénoménologie pratiquée par Corbin, il n’y a guère de différence entre les idées qu’il se fait de la phénoménologie spirituelle (le projet de sauver les phénomènes) et le tawîl spirituel (le projet de reconduire aux origines). La manière dont on sauve les phénomènes consiste précisément à les reconduire à leurs origines: processus qui implique l’évolution du sens de l’orientation avec l’intériorisation du monde. Toute découverte externe devient dévoilement interne par laquelle l’exégète se reconnaît ou apprend à se reconnaître. Ainsi, le tawîl effectif n’est jamais un tafsîr ou exégèse littérale mais un tawîl de l’âme, enregistré non pas dans des manuscrits mais dans l’expérience personnelle. Les écrits de Corbin sont les traces et les indices de la phénoménologie, car le vrai et unique support de la phénoménologie est le phénoménologue. Les tawîls manuscrits sont ainsi les signes ou chiffres qui signalent le tawîl de l’âme qui reste à accomplir par ou plutôt dans et en tant que le mystique ou phénoménologue lui-même.

Être historien et être phénoménologue dans le sens voulu par Corbin ne sont pas des activités qui se déroulent sur le même plan de l’être. L’historien peut « faire de l’histoire », une histoire objective, en l’écrivant, mais le phénoménologue corbinien doit « faire l’histoire » : histoire mimétique et singulière, en l’expérimentant. Pas question de détailler les minutiae par lesquels le chercheur peut reconstituer un « temps » quelconque, une époque dépassée… Le phénoménologue doit devenir le « temps » propre du phénomène car pour « le sauver», il faut premièrement le trouver et le reconnaître vivant et présent en soi. Les détails que le mystique ou le phénoménologue peuvent communiquer de leurs expériences relèvent ainsi de son être propre.

L’Image est ce qui sépare la science objective de la science subjective (science du sujet ou du Soi transcendant), car l’Image au sens vrai, au sens de Haqîqat, est toujours unique. Elle participe à l’Unicité de l’Unique. Elle n’est pas unique en soi de par sa propre action, mais est unique par sa passivité. Elle est rendue unique par l’Unique dont elle est l’émanation, et son unicité exprime sa parenté. Dans le domaine dit objectif, la réalité d’une image peut être confirmée par des témoignages multiples en accord sur le fait qu’ils en perçoivent une forme commune. Mais ce n’est plus le cas au niveau de la Haqîqat ou vérité spirituelle :

« Ce que voit réellement une âme n’est visible qu’à elle seule ; et les âmes se distinguent entre elles précisément par leur mode et leur capacité de perception. Un cas saisissant […] se trouve dans un récit des Actes de Pierre […] Là donc, l’apôtre Pierre évoque l’événement de la Transfiguration. De cet événement qui ne fut visible qu’à quelques-uns et non point pour les yeux de leur corps, il ne peut dire qu’une chose: Taleum eum vidi qualem capere potui (je l’ai vu tel que j’étais en mesure de le saisir). Puis son discours se fait pressant : « Percevez à l’intérieur de vous-mêmes, dans votre esprit, ce que vous ne pouvez voir avec vos yeux. » »[52][52]

Le niveau d’être que l’on désigne comme la réalité objective est tout à fait ce que Corbin lui-même et les auteurs mystiques auxquels il s’est voué désigneront comme le monde des figures et des métaphores, le monde du Majâz.[53][53] L’Image dans son unicité est la clé de l’évolution spirituelle de l’individu car sa vision est l’acte qui réalise la particularisation (ou reconnaissance) de la personne dans son individualité ultime et transcendante : c’est « le passage du retour de Majâz à Haqîqat ».[54][54]

Sohravardî représente l’Imagination active, la faculté qui produit l’Image, en tant que personnage ambivalent : « De cette imagination, Sohravardî en effet dira qu’elle peut être ange ou démon. C’est dans l’œuvre du ta’wîl, dans la perception des symboles, qu’elle est convertie au premier de ces rôles. »[55][55] Corbin peut retrouver son bien dans ce propos de Sohravardî, d’autant plus qu’il ne s’agit pas là d’une constatation ni d’une pratique particulière aux ishraqîyun.

« L’idée de ce passage [de Majâz à Haqîqat et ainsi de sa mortalité ou état de ténèbres à son angélicité] nous réfère alors à l’opération mentale la plus caractéristique de tous nos Spirituels, néoplatoniciens, ishrâqiyûn, soufis, théosophes ismaéliens : Le ta’wîl ou exégèse spirituelle. »[56][56]

L’Image est donc la figure ambivalente par excellence par laquelle Corbin pense la question de l’être. Elle est donnée comme figure extérieure au soi. Cependant, elle est découverte par lui-même dans son aspect caché comme participant de son propre être. L’Imagination Active est l’organe au moyen duquel l’individu arrive à dévoiler l’Image comme symbolisant avec lui-même. Dans le même temps, l’activité dite « créatrice » de l’Imagination active n’est créative qu’au sens ou celui-ci amène un aspect virtuel de l’être au seuil supérieur de sa capacité qui est toujours réceptive. L’âme ainsi conduite devient le réceptacle de l’illumination ou de l’irradiation de l’Ange, car c’est par l’entremise de l’Ange que l’Image se présente (aussi est-il la présence de l’Ange qui est l’Image). Alors, le procès par lequel l’Image extérieure devient intérieure au sujet culmine avec la donation de l’illumination de l’Ange, illumination qui est donnée par un Être à la fois séparé ou extérieur et conjoint ou intégral au sujet. L’ambivalence de l’Image nous amène alors à considérer l’ambivalence de l’action de cet Être et c’est là que nous allons retrouver la justification ultime de la pratique exégétique ainsi que le sens ultime de l’Image.[57][57]

Le langage poétique des Récits visionnaires est nécessairement ambivalent puisqu’elle représente une ambiguïté au niveau du Réel tout court. Pour nous révéler notre vérité, ce langage poétique doit d’abord nous séduire et nous amener, au cours du récit, à nous identifier avec l’allogène qui est le narrateur. De cette façon, nous sommes amenés à nous identifier avec quelqu’un pour qui notre réel n’est que la métaphore d’un autre. C’est dans cette identification que le Récit nous présente une Image de notre âme dont la reconnaissance peut faire de nous un lieu épiphanique. Cependant, l’éveil à cet état implique moins l’action de la personne que sa passion. En d’autres termes, la vision de l’Ange peut être donnée à l’âme (donation qui est l’impression des réalités spirituelles) quand celle-ci arrête de s’identifier à un corps limité et défini par ses pensées et sens physiques. L’opération du tawîl (ou herméneutique), qui dévoile le monde phénoménal en tant que vision de l’âme, se concentre non sur ce monde mais sur la conception du Moi. Pour intégrer le monde phénoménal dans la vision de l’âme, la personne doit d’abord abandonner tous les liens par lesquelles elle s’identifie et connaît son monde.

 

Chapitre 7

Se passer au tamis de l’Amour divin

Nous partageons avec la divinité qui transcende notre condition humaine la capacité de réfléchir et la faculté qui lui est propre. Selon le modèle spéculatif, élaboré ci dessus, l’âme humaine se compose de deux entités, l’âme pratique et l’âme contemplative. L’âme pratique gouverne le corps et l’amène à l’imitation (à l’Image) de l’âme contemplative qui la transcende et qui à son tour s’oriente sur ou se comporte à l’Image de celui que l’a instaurée dans l’être, celui qui est identifié à plusieurs titres dans plusieurs traditions gnostiques mais que Corbin nomme l’Ange tout court. La possibilité de réfléchir ce qui la transcende caractérise l’âme, aussi bien dans son aspect pratique que dans son aspect contemplatif. De la même façon, cette capacité de réfléchir ce qui la transcende caractérise l’Ange lui-même, qui est décrit dans la philosophie avicennienne et ishrâqiyûn comme étant animé par un amour qui s’exprime en un désir de rejoindre celui qui l’a instauré. Ainsi, les sphères ou planètes animent les ciels célestes avec un mouvement qui réfléchit et qui est à l’Image de l’Être qui les a instaurés et dont ils sont la pensée ; et ainsi de suite, d’horizon en horizon de ciels célestes et de principe en principe jusqu’au principe premier. C’est une figure qui ressemble fort à l’échelonnement des Rois sur le chemin gnostique qui mène vers le Roi des Rois : chaque fois que le gnostique est arrivé à son trône, celui-ci repart en tant que guide pour le mener vers le Roi des Rois. Une glose de Corbin sur un court passage de Philon exprime parfaitement à quel point cette capacité de l’âme humaine à réfléchir l’Image qui est épiphanie divine est propre à sa phénoménologie :

« En commettant un heureux contresens qu’autorisait la version des Septante, Philon commente un passage de la Genèse (31 :13) où il lit : « Je suis le Dieu qui s’est montré à toi à la place de Dieu. » Cet « à la place de » formule la motivation phénoménologique de toutes les hiérophanies. »[58][58]

Nous n’avons ici, dans la capacité de l’âme à réfléchir ce qui la transcende, ni un fait spirituel, ni un article de croyance mais bien un symbole : c’est une figure que l’œuvre entière de Corbin nous invite à méditer.

Si les Soufies et les philosophes ishrâqiyûn ont tendance à identifier la raison de ce procès de réfléchissement des réalités spirituelles dans l’âme comme étant l’Amour divin, se traduisant en un désir nostalgique de ses origines, Corbin prend l’habitude de parler de la manière dont la divinité nous concerne. Nous sommes d’abord concernés par le monde phénoménal qui nous entoure dans notre conscience d’être-pour-la-mort. Cependant, atteindre l’Image divine ou transcendante de notre être est eo-ipso atteindre notre propre immortalité,et c’est alors la divinité qui nous concerne, c’est-à-dire qui nous entoure et nous regarde. Si nous prenons conscience du sens étymologique du mot « concerner » [59][59] en nous référant au latin médiéval, nous voyons qu’est impliquée la relation avec l’autre, ainsi que l’appartenance, et le regard. Du latin tardif, nous pouvons aussi ajouter les connotations de mélanger et tamiser. Se reconnaître dans l’Image transcendante, découvrir en soi, après en avoir préparé le lieu, l’épiphanie de la divinité, c’est s’abreuver à la source de la vie et ainsi participer à une transsubstantiation. Toutefois, on peut tout autant reconnaître que grâce à sa nature déjà mixte d’éléments humains et divins, il s’agit de se « passer au tamis » pour discerner la manière au moyen de laquelle nous appartenons déjà aux royaumes célestes de l’Esprit. S’étant abreuvé à la source de sa propre symbolicité et ayant ainsi vu dans son Image le signe de son appartenance à la lignée divine, le Spirituel possèdera désormais deux corps : l’un constitué de matière corruptible et l’autre de matière lumineuse et incorruptible. Ce deuxième corps subtil, acquis grâce à l’exégèse spirituelle, angélicité (et du même coup immortalité) préparée et accomplie dans l’acte du ta’wîl de l’âme, phénomène de l’Esprit visé par la méthode de la phénoménologie corbinienne, n’est autre que l’Image en tant qu’Agent ou acte de l’Être divin.

La vision spéculative de l’âme nous la présente ayant deux faces, celle de l’âme pratique gouvernant et mouvant le corps et orientée sur l’Image de l’âme contemplative et celle-ci ; orientée sur l’Image de l’Ange qui est son origine. Cet enchaînement réfléchissant continue par étapes le long d’une procession de l’être depuis la première Intelligence archangélique. C’est un symbole dont la méditation tendrait à conduire la personne à la découverte de son être trans-scendant, être qui se donne comme l’héritage d’un deuxième corps lumineux, véhicule et immortalité de l’âme.

Dès lors, comment se fait-il que, de l’Image symbolique perçue par une faculté de l’Imagination Active et qui correspond à l’éveil de l’âme à elle-même, nous arrivions soudainement aux idées de la transsubstantiation et d’un corps composé d’une matière lumineuse que nous appelons corps spirituel ? Cette question, nous pouvons aussi bien la formuler en nous demandant comment l’Imagination et les Images symboliques qui sont les Images de l’Ange participent à la substantialité du monde imaginal.


Chapitre 8

Au cœur des phénomènes avec Ibn ‘Arabi

L’Imagination Active est dite créatrice pour la raison qu’elle crée non pas l’Image mais la substance dans laquelle et par laquelle l’Image est réfléchie ou perçue. Si la phénoménologie corbinienne, par définition, aspire au monde Imaginal dans son projet de sauver les phénomènes en les faisant remonter aux sources (une remontée de leur sens symbolique, procédant d’horizon en horizon de l’être), on ne peut aussi facilement affirmer qu’elle propose une explication définitive du processus au moyen duquel le monde Imaginal se présente au spirituel. Dans la doctrine docétiste du corps spirituel du Christ par exemple, la question de la substantialité de l’Image et ainsi de la réalité substantielle du corps lumineux se pose autant pour le projet spéculatif envisagé par la méthode phénoménologique de Corbin que pour les mystiques et spirituels engagés sur la voie de la gnose en terre d’Islam. Cependant, là où Corbin se montre tout à fait prêt à intervenir pour corriger un ta’wîl trop ingénieux de la part d’un commentateur d’Avicenne qui ;

« au lieu de reconduire ces données à leur origine vraie par la médiation du symbole, au lieu par conséquent de parachever la transmutation inaugurée par ce ta’wîl que sont déjà les perceptions symboliques – s’efforcera de faire retomber celles-ci au niveau du mode ordinaire de perception »[60][60] ;

 il semble, sur la question de la substantialité de l’Image participant au mode d’être propre au monde imaginal, prêt à laisser la parole à Ibn Arabi pour offrir une explication cosmogonique satisfaisante à ses critères de méditation :

« Cette Nuée exhalée par lui-même et dans laquelle est primordialement l’Être Divin, c’est elle qui à la fois reçoit toutes les formes et donne leurs formes aux êtres ; elle est active et passive, réceptrice et essentiatrice (mohaqqiq) ; par elle s’opère la différenciation à l’intérieur de la réalité primordiale de l’être (haqîqat al-wojûd) qui est l’Être Divin en soi (Haqq fî dhâtihi). Comme telle, elle est l’Imagination absolue, inconditionée (khayâl motlaq). L’opération théophanique initiale par laquelle l’Être Divin se révèle, « se montre » à lui-même, en se différenciant dans son être caché, c’est-à-dire en se manifestant à soi-même les virtualités de ses Noms avec leurs correlata, les heccéités éternelles des êtres, leurs prototypes latents en son essence (a’yân thâbita), – cette opération est conçue comme étant Imagination active créatrice, Imagination théophanique. »[61][61]

Une fois de plus nous devons attirer l’attention sur le fait que ce n’est pas une question de croyance ou d’article de foi à laquelle nous avons affaire, mais une denkbild comme nous l’avons signalé au sujet de la systématisation cosmogonique Avicennienne. L’explication que donne Ibn ‘Arabi de la genèse (d’une Création qui ne soit pas ex nihilo) est une Image à penser l’être qui est essentielle à l’approche phénoménologique corbinienne. Non que l’Image ou l’explication soient nécessaires en soi, mais elles occupent une place et s’acquittent d’une fonction déjà signalée par notre discussion sur le rôle de l’Imagination Active dans l’exégèse spirituelle, et incontournable, en tant que questionnement fondamental de l’être, dès lors que l’on considère la pensée de Corbin. La Nuée divine, comme Imagination absolue à la fois « active et passive, réceptrice et essentiatrice », invite à un mode d’appréhender la question de l’être qui est tout à fait immanent à sa méthode phénoménologique. En fait, cette idée envisage le fondement transcendant de la faculté de l’Imagination Active. La coopération de l’action divine et de la passivité ou réceptivité de l’âme contemplative, au moyen de laquelle sont accomplies les opérations spéculatives du phénoménologue allant à la rencontre des phénomènes en remontant l’échelle d’horizons de l’être pour atteindre la source, trouve son fondement dans le bi-unité originel d’action et de réceptivité qui se trouve dans la Nuée divine. La créativité de l’Imagination active chez l’humain participe à l’Imagination Absolue, Imagination qui produit la Réalité en exhalant une intériorité cachée. L’Imagination active humaine est créatrice dans le sens où la substance ou lieu qui permet son irradiation par la divinité peut se faire puisqu’elle participe à l’Imagination absolue. Et cette même Imagination divine, absoute de tout conditionnement, est pour l’Imagination Active son propre fondement ou intériorité essentielle dans laquelle elle reconnaît à la fois sa source et la source et substance de la Création entière. La transsubstantiation du corps consiste en cette reconnaissance chez l’individu, grâce à l’Imagination Active de sa participation à l’Imagination absolue. L’Imagination du mystique remémore sa propre configuration par l’Imagination absolue et ainsi le corps céleste est autant créé que retrouvé dans l’événement d’éveil spirituel qui est symbolisé par Ibn Arabi comme étant un soupir nostalgique de l’âme et de son Dieu. L’Image de l’union sympathique qui a lieu dans ce soupir réfère au même phénomène que l’Image du double mouvement de la descente et de la remontée qui sont la rencontre et la conscience de l’Ange.

Nous considérons ainsi le fondement métaphysique de la substantialité de l’Image, pour l’activité exégétique pratiquée autant par le phénoménologue de l’Esprit que par le mystique, et pour la puissance potentielle de l’Image symbolique destinée à nous orienter. Une fois que l’Imagination du mystique a rejoint ou redécouvert sa transcendance, l’intention d’auteur de ce même mystique porte l’autorité de sa parenté, ce qui veut dire que l’Image projetée par lui porte l’intention divine qui autorise la démarche exégétique du ta’wîl. L’Image projetée dans le Récit visionnaire et tout autre texte d’inspiration divine est appel à l’exode, au retour de l’âme. Dans son livre Imagination créatrice, Corbin détaille la description akbarienne du Himma : faculté ou puissance du cœur mystique dont la fonction est justement la projection d’Images qui participent au monde Imaginal, lieu de rencontre et de coopération unissant l’Imagination active à l’Imagination absolue. S’il est vrai qu’il ne se trouve nulle part ailleurs, dans les écrits de Corbin, une référence explicite à l’implication du Himma dans la méthode phénoménologique, une semblable puissance de cœur s’avère seule apte à pouvoir rendre significative sa valorisation de l’intention de ses auteurs. Cette valorisation n’est pas limitée aux célèbres écrivains anciens, fondateurs de tariqâts tel Sohravardî, mais peut porter sur des écrivains contemporains et peu reconnus tel l’auteur de l’Introduccion à la vida angelica :

« il existe un petit livre d’Eugenio d’Ors qui, sans être un livre de science, est écrit avec beaucoup de science, mais surtout avec le cœur. »[62][62]

 La construction ambivalente de cette phrase n’est pas une preuve de négligence ni d’inattention, mais de profonde réflexion. La science dont ce livre fait preuve n’est sûrement pas la science positiviste mais la science théosophique, science insufflée par l’activité intentionnelle du cœur. Si nous hésitons à attribuer leur pleine valeur à ces mots ou doutons que le propos de Corbin mérite une interprétation aussi sérieuse, la phrase suivante devrait résoudre l’affaire :

« ce livre constitue un témoignage contemporain d’une extrême importance pour quiconque s’attache à déceler les nécessités secrètes de l’âme auxquelles répond l’angélologie. »[63][63]

 Les livres écrits avec le cœur s’adressent à ceux qui ont l’intention de lire avec le cœur : tous ceux qui se sentent, comme Corbin d’ailleurs, concernés par l’être-au-delà-de-la-mort.

L’Imagination active est une faculté spirituelle chez l’être humain qui se distingue de l’Imagination fantaisiste par le fait que sa créativité est d’ordre substantiel et non représentatif. Selon la philosophie spéculative orientale, elle crée le monde de son appréhension comme corps lumineux de l’âme et elle assure (en la révélant) son immortalité ou être-au-delà-de-la-mort. L’Image ou l’enchaînement d’Images auquel Corbin nous renvoie pour comprendre cette idée, de la possibilité d’une Imagination créatrice, nous vient d’Ibn ‘Arabi. Il s’agit d’une Nuée divine primordiale de laquelle provient la Réalité phénoménale comme l’exhalation de l’intériorité cachée de son Imagination absolue. Chose étrange, selon notre Shaykh, cette même Imagination absolue divine, est l’intériorité essentielle de l’Imagination active (humaine) qui envisage les visions du monde imaginal. Ainsi se fondent les possibilités de l’immortalité de l’âme et celle de la puissance créatrice de la faculté qu’Ibn ‘Arabi appelle le Himma et qui appartient à l’Imagination active. La créativité de celle-ci est consonante avec la reconnaissance par l’âme que sa source et la source et substance de la Création sont les mêmes. Ainsi est-il possible pour l’Image projetée par un auteur mystique de porter l’intention divine. Une telle Image constitue le soupir nostalgique par lequel Dieu appelle ses créatures à sa reconnaissance : l’éveil à sa parenté divine et corps céleste dans le royaume de l’âme que l’on appelle le monde imaginal.


Chapitre 9

Configurations et responsabilités du phénoménologue

« À chacun de nous d’en décider en déchiffrant, comme les Oiseaux de ‘Attar, le document de son propre destin, le propre document de son âme. »[64][64]

« Le philosophe doit prendre en charge le stock d’idées de son auteur et le porter à son maximum de signification. C’est l’Ismaélisme dans son ensemble que j’avais en vue et j’en ai commenté et amplifié les philosophèmes, comme si j’étais moi-même Ismaélien. Cela n’est possible que par une sympathie congénitale. Faute de cette sympathie, le philosophe égaré risque au contraire de porter l’auteur ou son école au maximum de platitude. »[65][65]

Comme chez Heidegger, la sensation profonde que les phénomènes le concernent ou le regardent motive le projet phénoménologique et philosophique d’Henry Corbin. Cependant, puisqu’ils visent des niveaux herméneutiques différents[66][66], ce n’est pas principalement vers Heidegger que Corbin se tourne pour méditer cette question qui implique autant un profond sentiment d’amour que celui d’une redoutable responsabilité. La première source des thèses sur la responsabilité dans l’œuvre de Corbin provient de son travail sur les traditions shi’îtes et ismaéliennes, c’est-à-dire des traditions imâmites. L’Imâmisme est une terre fertile pour les spéculations philosophiques et phénoménologiques corbiniennes. Cette valorisation est dûe en premier lieu aux réclamations des Imâms s’affirmant être les héritiers de traditions d’ésotérisme Chrétiens et à leur volonté de promouvoir ainsi les traditions ésotériques et les gnoses. Elle est en deuxième lieu dûe à la tendance, que Corbin croit déceler au fond de toutes les branches du Shi’îsme, à transcender la loi ainsi que l’autorité temporelle et externe, pour culminer dans une vision et pratique centrées sur l’individuation et la sacralisation ultime de l’individu dans une pure Église de l’esprit : c’est une inclination confirmée par la condition d’occultation de l’Imâm des Shi’îtes Duodécimains qui désormais sera le compagnon et guide invisible de chaque fidèle, et par la proclamation ismaélienne de la Grande Résurrection à Alamut le « 17 Ramazan 559/8 août 1164 »[67][67] qui met fin à la succession des autorités temporelles comme figures intermédiaires entre le croyant et le Dieu qui est devenu Parole.

L’Imâmisme n’est pas la seule source de thèses sur la question de la responsabilité pour Corbin qui puise aussi ses réflexions et propos chez des soufies tels Ruzbêhan baqlî al-shirâzî dans son élaboration du rôle que peut jouer l’amour dans la contemplation des réalités divines. Pour en revenir à l’amour et à son rôle dans les projets philosophiques et spirituels, il faudra en premier lieu faire un léger détour par la correspondance de Corbin où l’on retrouve parfaitement illustrée la demande à laquelle les thèses de Ruzbêhan peuvent servir de réponse. Il faut d’abord admettre que l’on ne peut comprendre la responsabilité envisagée par Corbin sans prendre conscience du contexte spirituel et transcendant de son activité d’auteur. L’éthique qui se dit purement scientifique et qui vise des formules et équations objectives est celle que nous retrouvons professée par Vladimir Ivanow.[68][68] Il s’intéresse à des systématisations dont la qualité procède de leur érudite complétude et auxquelles tout ce qui peut manquer relève de l’inaccessibilité matérielle de documents[69][69] et non pas d’un accord ou manque d’accord intérieur de la part du chercheur. Ivanow était un spécialiste des études ismaéliennes et un collègue et ami de Corbin mais sa manière d’envisager ses recherches est tout à fait étrangère à la pensée de celui-ci. Chez ce dernier, il y a d’abord une prise de position absolue contre l’agnosticisme car, pour lui, tout sens vrai n’est sens qu’en tant que Parole divine. La responsabilité du philosophe, et même celle de l’être humain, est dans la compréhension de ce Verbe. Le phénoménologue corbinien en tant qu’exégète de l’Esprit est responsable de sa médiation du verbe divin en ce qu’il répond pour Dieu avec sa compréhension spirituelle.

Dans l’avant-propos de sa traduction de Qu’est-ce que la métaphysique Corbin déclare que c’est la

« Compréhension qui fonde toute la réalité-humaine [et] qui rend possible une humaine co-présence. »[70][70]

 Cependant, il ne va pas plus loin dans son introduction et il faudrait que nous regardions ailleurs pour comprendre ce qu’il a pu vouloir dire par « co-présence ». La co-présence, polarité ou bi-unité humaine est une pierre de touche fondamentale à la pensée de Corbin et à sa compréhension de tout mystique et métaphysique ayant développé une angélologie en terre d’islam, mais elle est déjà formulée, en tant que théorie, ainsi que l’essentiel de ce qui concerne le sentiment de responsabilité qu’éprouve Corbin face à sa lecture de textes mystiques, dans un de ses premiers écrits: Hamann philosophe du Luthéranisme. C’est en comprenant son être comme Parole divine en acte, que l’exégète voit la forme de Dieu, et c’est en voyant la forme de Dieu que l’exégète devient les yeux par lesquels Dieu se regarde :

« La compréhension du sens spirituel est liée à certaines conditions intérieures, à une direction de la volonté […] Seul saisit l’esprit de l’Écriture, celui qui l’éprouve en soi-même ; or cela suppose une métamorphose qui est l’œuvre, non de l’homme, mais de Dieu, et dont l’instrument n’est à son tour rien d’autre que l’Ecriture. »[71][71]

Nous revenons ici à la co-opération de l’action divine et de la réceptivité humaine, au drame de la passion dans l’âme humaine qui est en effet réception et irruption de la divinité. Ce qui fait que les phénomènes concernent l’individu est que ce n’est que dans la compréhension du phénomène que Dieu le regarde, et c’est aussi par sa compréhension des phénomènes que Dieu le regarde. Ce qu’il faut ici souligner est l’idée que la compréhension est liée « à une direction de la volonté »[72][72] , à une intention qui n’appartient pas à l’intelligence ratiocinante mais à la catégorie de tonalités affectives fondamentales à la pensée de l’être.[73][73]

Corbin profite de sa lecture de Ruzbêhan pour développer la question du rôle fondamental que peuvent jouer les « tonalités affectives » autre que l’angoisse dans la pensée métaphysique. C’est avec sa présentation de la notion d’amour divin (Ishq’) élaborée par Ruzbêhan que Corbin répond à la question implicite dans l’affirmation de Heidegger que

« l’angoisse n’est que l’une des tonalités affectives fondamentales, elle n’est pas la seule. »[74][74]

Nous voyons ainsi, à travers la traduction que Corbin a donné du vocabulaire heideggerien, la transition qui part des préoccupations tardives de ce qu’est devenue la philosophie dite occidentale pour arriver à celles de la philosophie orientale et à la manière dont l’une peut répondre aux lacunes de l’autre. Ainsi apparaît dans l’idée de tonalités affectives nécessaires à l’entreprise de la pensée métaphysique, tout d’abord un renouvellement d’une part et une valorisation chez Heidegger[75][75] du rôle de l’individu phénoménal dans la philosophie. Prenant partie avec Hamann, Corbin va encore plus loin, la prétention d’une pensée pure, faculté de la Raison qui serait indépendante et suffisante en elle-même, est rejetée au profit d’une autre qui participerait à la vie d’une créature qui est déjà pensée divine. D’autre part, se trouve attestée par la reliure qui englobe les thèses de Ruzbêhan et celles de Hamann dans l’œuvre de Corbin, la voie du philosophe universel qui s’ouvre sur les horizons affectifs d’un Dieu pathétique. Égarement certain pour le philosophe positiviste, il s’agit au contraire pour Corbin de la restauration de la philosophie en tant qu’amour de la sagesse, d’une sagesse qui réfère à une connaissance des sciences révélées et non pas à une simple érudition profane.

Le cas d’Ivanow nous permet d’illustrer parfaitement notre propos : nonobstant la longue correspondance entre Corbin et lui, nous constatons qu’Ivanow manque, selon les critères corbiniens, d’une vraie prise de responsabilité philosophique dans la manière de cerner son sujet. Malgré l’intérêt porté à Ivanow par Corbin, l’écart entre les positions des deux Orientalistes, chacun un maître dans son domaine, ne pourrait être plus large. Corbin écrit à Ivanow :

« je cède à l’impression que votre conception générale ressortit à la sociologie religieuse, plutôt qu’à la philosophie religieuse proprement dit. »[76][76]

Et Corbin a raison dans son estimation de la prise de position d’Ivanow selon qui

« Phenomenology of individual religious experience belongs to the field of neuropathology, psychology, etc. more concerned with medicine – if it has a sense. In my works I am only concerned with the facts […] and an analysis of their real substance. My ideal in such studies would be chemistry – to be able to give the results of research in compact and well-tested formulas and equations, admitting of no fooling and whims. »[77][77]

 L’impossibilité d’atteindre à une vraie compréhension avec une semblable « direction de volonté », pour employer les mots de Hamann, Corbin l’affirme définitivement :

« Le peintre voit ce que le non-peintre ne peut voir ; le philosophe comprend et discerne ce que le non-philosophe laisse échapper, parce qu’il ne s’agit pas d’une simple donnée matérielle. Ne vaudrait-il pas mieux en convenir, car rien ne peut suppléer à l’organe qui manque ? »[78][78]

 L’organe qui manque est précisément cette Imagination qui se déploie conjointement à la tonalité affective de l’amour pour dévoiler l’être. L’amour, cependant, est un mot ambivalent, d’autant plus qu’il est commun à tous. Nous pourrons parler de la manière dont l’«étant nous encercle et nous concerne »[79][79], et de la manière dont nous sommes intér-essés, c’est-à-dire que nous sommes, dans notre acte même d’appréhender le monde, ce qui unifie l’être (latin esse) de l’étant. Ce jeu de mots, que nous devons à M. Moulinet, nous fait voir précisément ce qu’est la tonalité affective qui soutient le travail d’Ivanow dans une perspective relevant du vocabulaire et de la pensée corbinienne : c’est un désintérêt cultivé qui est fragmentation de l’expérience de l’être puisqu’il exprime la volonté de rester au niveau de l’absentification du sujet et de la prétendue objectivité d’évidences multiples. Ce désintérêt n’équivaut pas à une neutralité passive mais, comme toute tonalité affective, il est directement issu de la manière dont le sujet aborde et comprend son monde. La culture d’un désintérêt scientifique est considérée comme digne de louange dans le milieu académique où elle répond au danger, que l’on suppose toujours immanent, de l’enthousiasme prématuré du chercheur naïf et de son possible égarement. Elle répond aussi à la conclusion préétablie que toute recherche serait éventuellement dépassée. En ce contexte, il est naturel que le chercheur académique opère une distanciation de l’objet d’étude en l’imaginant imperméable à la conscience et qu’il ait l’intention de mettre à distance sa propre personne dans sa lecture et analyse de textes. Il s’engage alors dans une opération systématisée de manière abstraite et nie tant son appartenance à que sa participation à l’être intégral du sujet. Les thèses philosophiques deviennent purement instrumentales, s’insérant dans le mécanisme créé par le chercheur, comme Ivanow, et démontrant alors leur manière de fonctionner et leur modalités d’implication dans un énorme mécanisme socio-culturel (comment ils sont « de leur temps »). Ce à quoi Corbin s’opposera sans doute est que la philosophie est par conséquent privée de sa raison d’être puisque nous examinons le fonctionnement de l’instrument sans le souci de savoir si la raison du fonctionnement n’est pas ailleurs que dans le mécanisme lui-même.

Être l’inter-essé consiste à être celui que le phénomène regarde ; celui dont la tonalité affective promeut et permet l’intégration des phénomènes. Il est devenu courant après Heidegger de parler en philosophie occidentale de soin, d’attention, et de tonalités affectives toujours avec le but phénoménologique de dévoiler l’implication du sujet intégral et pathétique dans le projet de la conscience qui est la « réalité-humaine » ou Dasein. Nous avons tout de même l’impression qu’il est question d’éviter de parler d’amour tout court puisque nous pourrions alors courir le risque de banaliser la pensée philosophique en la dégradant en simple sentimentalité. Cependant, il est évident que de nombreux philosophes contemporains, parmi lesquels Corbin, Jacob Needleman, Peter Kingsley, Zygmunt Baumann, parmi d’autres, nous semblent s’accorder sur la nécessité de réintroduire, dans toute sa légitimité, cet élément dans le discours philosophique pour porter à sa véritable hauteur phénoménologique le sens du projet de la philo-sophia. Dans une telle situation, l’orientalisme de Corbin recèle une stratégie pédagogique du philosophe. Ce dernier évite l’opposition qui pourrait se manifester dans le champ si étroitement démarqué qu’est la philosophie occidentale moderne en prenant la voie orientale, à travers les thèses de Ruzbêhan baqlî al-shirâzî dans son Jasmin des Fidèles d’amour, pour réintroduire l’éros dans la pensée philosophique. Est offert au lecteur occidental à partir de l’œuvre du Jasmin, une image de Ruzbêhan déclarant, avec toute une tradition de poètes et mystiques du soufisme, que la voie d’accès à la sagesse divine, la voie d’accès et véhicule d’approche à Dieu est l’« Ishq’ », l’amour soutenu par un désir ardent. Il apparaît inutile d’argumenter sur la possibilité que l’amour est nécessaire, en tant que tonalité affective fondamentale à la compréhension philosophique occidentale. Plus éminement significatif est l’apport de Corbin qui éclaire le rôle que joue l’amour dans la philosophie prophétique du mystique de Shirâz : il nous offre à méditer son Image de Ruzbêhan.

Des penseurs notoires, philosophes et islamologues, tels M. Christian Jambet et M. Paul Ballanfat, ont attiré mon attention sur le sens que peut avoir la sélection très particulière des textes que Corbin à choisi de traduire, pour Sohravardî et Ruzbêhan comme pour de nombreux autres. Pourquoi ne pas avoir publié, puisqu’il les avait traduites, les thèses ishrâqiyun portant sur la philosophie Aristotélicienne ? Et pourquoi, a t’il choisi de traduire et d’éditer uniquement le Jasmin des Fidèles d’Amour, offrant ainsi une image du Shaykh Persan qui n’est pas nécessairement en consonance avec les préoccupations d’une très grande partie de sa vie ? Selon M. Paul Ballanfat, l’illustre Shaykh était plus préoccupé, durant l’importante période de son enseignement à Shiraz, par les idées de l’épreuve de la rigueur et de la Majesté de Dieu que par celles en l’occurrence de l’Ishq’ ou l’amour d’ardent désir et les extases qui l’accompagnent.[80][80] L’hypothèse qui nous semble le plus raisonnable puisque tout à fait ce que nous attendions de Corbin en tant que philosophe de formation européenne : tout simplement, il ambitionnerait la mise en scène d’un dialogue entre la philosophie et culture occidentales et celles de l’Orient.

Corbin répond pour l’Occident en retrouvant son bien dans la philosophie orientale et il répond à l’Occident en y introduisant les œuvres et personnes de maîtres orientaux. La confrontation de ces deux cultures a lieu premièrement dans la personne du phénoménologue lui-même et c’est en bonne partie l’acte de les mettre en relation dialogique qui constitue sa prise de responsabilité :

« Être homme, c’est faire la différence entre l’Être et l’étant de telle sorte que nous sommes nous-mêmes le lieu où joue leur rapport. Nous lui donnons lieu d’être. L’homme ouvre le dialogue entre l’être et l’étant. Voilà pourquoi l’homme parle. Car parler n’est-ce pas montrer, faire voir l’étant dans ce qu’il est. »[81][81]

   Ce passage de Phillipe Moulinet illustre notre propos tout en nous permettant d’ajouter quelques précisions. Les cultures elle-mêmes, qu’elles soient occidentales ou orientales, ainsi que les textes sacrés, doivent rester muets au niveau de l’étant jusqu’à ce qu’un chercheur les intègre à sa personnalité consciente en y retrouvant l’Image de son âme. Corbin « fait parler » les deux cultures, il les met en dialogue, en « faisant acte de présence » de sorte que dans sa compréhension du « stock d’idées »[82][82] des cultures saisies dans l’instant du phénomène vécu, elles soient reconduites à leur « maximum de signification » et retrouvent leur source dans l’âme du chercheur. Le sens découle de la source, et le sens de toute chose pour Corbin provient d’une source transcendante. La raison pour laquelle l’être humain peut ainsi « faire parler » les phénomènes, ressort de son appartenance d’ores et déjà au Logos, à l’horizon de la Parole divine. Faire vraiment parler ces deux cultures ne consiste pas à additionner des textes aux fonds de recherche dont disposent les spécialistes ni à créer de nouvelles disciplines pour l’« étude de l’autre ». Les faire parler, c’est littéralement les actualiser dans leur propre compréhension de la Parole divine.

Sans l’acte de présence de l’individu, tout phénomène, y compris la culture coutumière, la religion et le ciel étoilé, n’est qu’un tombeau où sombre l’être humain voué à l’inconscience. Le spirituel d’après Corbin, qu’il soit phénoménologue ou Ismaélien, doit prendre en charge la responsabilité de conférer son sens à tous phénomènes. Il n’y a aucune alternative puisqu’à tout moment son être com-prend son monde : à tout moment le monde se présente comme le sien et toujours ce monde ne fait qu’un, unifié dans sa conscience ou vécu par lui. Cette unité sur laquelle on peut ergoter, symbolise avec des réalités unitives au-delà de la conscience mondaine dont l’ultime horizon serait la réalisation du tawhîd : vision de l’Unifique dans la compréhension expérimentale qui perçoit l’unicité transcendante que recèle tout phénomène. C’est l’aperception visionnaire qui porte l’individu, au-delà du temps de l’histoire unidimensionnelle jusqu’aux multiples dimensions de l’unicité divine. La responsabilité du Spirituel consiste alors à donner la vie à son monde. S’il n’y atteint pas, il (son âme) ne sortira jamais de son tombeau : ni lui ni son monde n’auront jamais vraiment vécu. Car mourir avant que l’on meurt, que ce soit pour le soufi ou le philosophe spéculatif, c’est justement naître éternellement avec son monde dans l’unicité qui transcende le temps et la fragmentation de l’être.

« Quel est celui qui y atteindra ? On répondra à la question par une non moins saisissante herméneutique du cas de Moise sauvé par des eaux, parce que l’une des vertus symboliques de l’Eau est de typifier le sentiment du temps et de l’engloutissement dans le temps. Le but que poursuit Pharaon, c’est que tout enfant mâle qui sombre dans le temps, succombe dans l’uniformité indifférente de tout ce que recouvre le temps, et soit empêché de s’élever jusqu’à la hauteur des mondes que révèle le Verbe divin. C’est la noyade dans les eaux de l’histoire profane, unidimensionnelle. La petite « arche » dans laquelle ses « parents célestes », selon la tradition ésotérique, sauvèrent Moise, ce fut précisément la Parole divine, et Moise fut préservé du flux du temps de l’Histoire. En revanche, ce que voulait Pharaon, c’était que subsistât seul l’« homme normal », parfaitement conforme à la norme d’un monde qui surtout ne veut pas savoir qu’il est l’exil. »[83][83]

Corbin rapporte de la spiritualité orientale des éléments qui se trouvent sans aucun doute aussi en Occident mais qui n’y sont pourtant pas reconnus. Chose étrange, comme l’a dit Heidegger, que de « devoir d’abord sauter pour atteindre le sol même sur lequel nous nous trouvons »[84][84] mais il nous semble fort probable que les éléments mis en scène, par les éditions de textes et par les monographies successives produites par Corbin, sont pour lui significatifs précisément en tant que réponses aux questions, aux lacunes et même aux tendances d’égarement, de la tradition dite occidentale. Corbin est un ressortissant de cette tradition mais il s’y retrouve difficilement. Il est évident que les thèses de Heidegger ainsi que la tradition d’exégètes spirituels comme Hamann, Luther, Boehme, Swedenborg et autres lui sont très chères. Néanmoins, les lignes de force préétablies excluent ou marginalisent par trop leurs thèses, les réservant à l’étude attentive des spécialistes sans plus. Corbin, en tout cas, va sentir la nécessité de répondre à un manque à l’intérieur de sa culture et va soutenir les thèses particulières de ses auteurs pour répondre au mal être de son époque et de sa culture comme le médecin répond à la souffrance de son patient :

« Passer au dialogue [entre la pensée dite occidentale et la pensée dite orientale], ce serait la tâche des philosophes, s’ils n’étaient le plus souvent absorbés par les programmes traditionnels, quand ils ne se laissent pas fasciner par les courants à la mode du jour. En attendant, dès que l’on veut soi-même pénétrer au fond de ces questions, l’on fait figure de « spécialiste ». Vraiment, que penser d’un état de culture où l’effort consacré à comprendre une expérience humaine dont l’exemple peut informer chacun de nous de son destin le plus personnel, où cet effort, dis-je, peut apparaître comme un intérêt de « spécialiste » ? »[85][85]

Ce qui peut manquer évidemment dans la spécialisation est la sympathie congénitale qui permet à Corbin de commenter et d’amplifier les écrits d’un auteur ismaélien par exemple, comme s’il était lui-même ismaélien. La prise de responsabilité du phénoménologue, qui est la manifestation de sa direction de volonté, consiste dans l’acte de présence qui fait sortir l’être de l’ombre de l’étant : ce qui est d’ailleurs la définition de l’herméneutique. Cette prise de responsabilité herméneutique consiste alors à donner la vie par l’éveil de son âme, éveil qui opère la transfiguration du monde d’un tombeau en un Temple. Elle consiste aussi en faisant parler ses propres traditions, chiffres après tout de la Parole divine, par la reconnaissance de leur vérité qui se réfléchit dans les Images de traditions étrangères. Toutefois, la responsabilité du phénoménologue de l’Esprit consiste aussi à tendre la main à ceux qui pourront suivre les traces de la quête orientale à leur tour. La possibilité de transmission est la raison pour laquelle il incombe à Corbin de « porter à son maximum de signification »[86][86] le stock d’idées ou la culture spirituelle dont il a lui-même bénéficié. Le chercheur s’oriente à partir du geste de celui qui l’a précédé, du guide dans lequel il reconnaît son Image. Les apports que Corbin fait à la philosophie occidentale avec ses œuvres sont d’abord constitués principalement de tels gestes et non pas par de simples réponses en tant qu’articles de dogme d’un discours métaphysique. Les interventions orientales de Corbin dans la philosophie de l’occident ne viennent pas pour suppléer une absence mais pour indiquer une possibilité. Son œuvre s’adresse au mal être de l’occident en lui apportant ce qui lui manque et ce que, sans bien le savoir, il possède déjà. Il s’agit alors plutôt d’un indice que d’un remède. L’appétit de la nouveauté, de l’exotique, de l’étrangeté, de l’autre est déjà significatif d’un malentendu occidental relativement à l’interrogation de soi. Cependant, ce même appétit est ce qui permet à Corbin de réintroduire et de ressusciter l’ancienne et immuable idée de la recherche et de la rencontre de Soi : il nous est offert en matière de philosophie orientale, en guise de soufisme exotique et étranger à la sensibilité désintéressée et scientifique qui domine notre culture institutionnelle. Mais la recherche de Soi qui figure partout dans l’œuvre monographique et éditoriale de Corbin n’est autre que la préoccupation première de Socrate : le projet philosophique de Corbin, reproduit en quelque sorte celui de la première figure de la philosophie dite « occidentale » déjà désespérément dépassée par les modes philosophiques qui voguent et se succèdent avec leurs discours mécaniques en procession rapide à travers l’écran de la culture de consommation propre à une civilisation qui fétichise l’idée complètement banale de progrès matériel.

Quoi qu’il en soit de ces analyses, une fois de plus les créateurs semblent avoir une meilleure prescience des vérités que nous égrenons péniblement à travers nos discours critiques. Il convient dès lors à présent de s’éclipser pour céder la parole à T.S. Eliot, offrant par le biais de ce poème, une merveilleuse synopsis de ce que nous avons expliqué tout au long de cette section :

With the drawing of this Love and the voice of this Calling
We shall not cease from exploration
And the end of all our exploring
Will be to arrive where we started
And know the place for the first time.
Through the unknown, remembered gate
When the last of earth left to discover
Is that which was the beginning;
At the source of the longest river
The voice of the hidden waterfall
And the children in the apple-tree
Not known, because not looked for
But heard, half heard, in the stillness
Between two waves of the sea.
Quick, now, here, now, always
A condition of complete simplicity
(Costing not less that everything)
And all shall be well and
All manner of things shall be well
When the tongues of flame are in-folded
Into the crowned knot of fire
And the fire and the rose are one.[87][87]

Avec le dessein de cet Amour, avec la voix de cet Appel
Nous ne cesserons pas notre exploration
Et le terme de notre quête
Sera d’arrivé là d’où nous étions partis
Et de connaître le lieu pour la première fois
À travers le herse inconnu, remémorée
Quand le dernier domaine à découvrir au monde
Sera celui de son commencement
À la source du plus long fleuve
La voix de cette cascade cachée
Et les enfants dans le pommier
Non sus parce que non cherchés
Mais perçus, à demi perçus dans le silence
Entre deux vagues de la mer.
Vite, ici, maintenant, toujours -
Une simplicité complète
(Ne coûtant rien de moins que tout)
Et toute chose sera bien
Toute manière de chose sera bien
Lorsque les langues de feu se replient
Dans la Nuée de flammes couronnante
Et le feu et la rose ne font qu’un.[88][88]


 

 

Deuxième section

 

 

 

 

Philosophie prophétique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

a)         Table des Matières

 

 

Seconde Section : Philosophie prophétique

 

 

Chapitre 1 : La tonalité affective de l’Amour : une philosophie qui nous            

                    Regarde                                                                                77

 

Chapitre 2 : Instigations orientales et méditation conforme à la pratique

                   musicale : quelques fragments d’un portrait du philosophe 88

 

Chapitre 3 : Verbe divin et exil occidental                                               99

 

Chapitre 4 : Le Livre saint : Le Verbe textuel                                          104

 

Chapitre 5 : La nécessité subtile et souple du monde imaginal               110

 

Chapitre 6 : L’héritage platonicien et son développement oriental         118

 

Chapitre 7 : Révélation et révisions philosophiques                                122

 

Chapitre 8 : L’enfer de la lettre et de la loi en l’absence du Seigneur    129

 

Chapitre 9 : Neuf principes d’une pédagogie orientale                           146

 

Conclusion                                                                                               149

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

La tonalité affective de l’Amour : une philosophie qui nous regarde

Ce dont nous manquons à l’évidence, tant dans une civilisation comportant des centres urbains souvent d’une dizaine de millions d’habitants où un partage affectif universel est statistiquement impossible, que dans le domaine institutionnel qu’est la philosophie contemporaine, c’est de l’amour. La philo–sophia ressentie en Occident est elle-même en manque. Dès lors, la nécessité de présenter l’œuvre de Ruzbêhan à l’Occident comme l’énonciation non pas d’une thèse qui lui est étrangère mais d’une thèse révélatrice d’un élément intégral de la fondation effective ainsi qu’étymologique de la philosophie, revient à « orienter » l’occident sur lui-même avec le secours des intermédiaires orientaux.

Mais pourquoi serait-il si important que l’amour soit la tonalité affective mise en avant pour soutenir des projets phénoménologiques et philosophiques ? C’est que l’angoisse et le ressentiment ne paraissent pas en mesure de motiver la prise de responsabilité qui est la compréhension de l’être. Nous pourrons dire qu’il n’est pas dans leur nature de faire incliner vers la compréhension mais ils font plutôt état d’abstraction, d’éloignement et de distance par rapport à ce qui les suscite. L’amour par contre, est essentiellement compréhension, c’est-à-dire appréhension de l’autre dans l’intimité de soi, révélé par le désir de ne faire qu’un avec lui. L’amour, même physique, figure la compréhension.

« L’affection amoureuse, écrit Corbin, est l’amour simple, comme élan affectif. Le passage a lieu vers l’amour prononcé, amour-divin, eros […] Tout le soufisme comme religion d’amour est cela : l’amour mystique est la rencontre de l’amour divin et de l’amour sensible. »[89][89]

Les figures de l’amour, cependant, peuvent être fort décevantes, danger que Ruzbehân signale par l’emploi du titre d’iltibâs ou ambivalence des phénomènes. Cependant, c’est dans le champ de cette ambivalence qu’a lieu l’éveil du Spirituel.

L’intérêt premier que la philosophie ruzbêhanienne peut apporter à la pensée de Corbin est sa réponse au paradoxe du monothéisme. Comment la créature peut-elle connaître celui qui l’a créé sans que cette connaissance fasse de Lui un étant ? C’est ici que nous affrontons la question de la possibilité de la révélation divine. Comment se peut-il que ce qui est absolu ou absout de toutes qualités, étant en Soi inconnaissable, soit connu de ses créatures humaines ? C’est une question qui se pose autant pour la philosophie spéculative de l’Occident que pour la pensée religieuse, autant pour l’exégèse de la Bible que pour celle du Coran et de la Torah. Dans son prologue au « Jasmin », Corbin voit « la tonalité profonde du soufisme » dans un vers de Hâfez de Shîraz :

« Jamais ne goûtera la mort, celui dont le cœur fut vivant par l’amour. »[90][90]

 Il ne voit pas moins la profonde résonance existant entre la pensée du grand Shaykh de Shiraz et les prolongements d’une certaine pensée gnoséologique de l’Antiquité grecque, singularité essentielle qu’il signale en résumant la réponse ruzbehânienne au problème du paradoxe du monothéisme :

« Le tawhîd ésotérique, celui de l’élite des Amis de Dieu, qui a pris conscience que l’Unique qu’elle atteste, c’est, selon la formule néoplatonicienne, l’unité de l’amour, de l’amant et de l’aimé. Par cette voie rédemptrice du pur amour, la conscience du fidèle devient celle du mystique qui se connaît soi-même comme étant le regard dont Dieu se contemple, comme étant soi-même, dans son être, l’attestation par laquelle il s’atteste, la révélation par laquelle le Trésor caché se révèle à soi-même. »[91][91]

La « tonalité affective » de l’amour est peut-être nécessaire au projet spéculatif de tous ceux qui voudront contempler la réalité divine parce qu’elle est un élan foncièrement unitif et peut-être, selon la suggestion que Corbin nous a traduite de Ruzbehân, celui qui permet le plus haut degré de contemplation possible. Ruzbêhan raconte ainsi que, dans une vision, Dieu lui parla en disant :

« Cherche-moi dans la demeure mystique de l’amour, car, vois-tu, ni le monde ni rien de ce qu’il y a dans le monde ne peut faire face aux assauts de ma Majesté. »[92][92]

Et la raison pour laquelle l’amour du fidèle permet le plus haut degré de contemplation de la divinité tout en le protégeant de l’anéantissement absolu qui accompagnerait la dite contemplation absoute de toute qualité, c’est-à-dire absolument esseulé dans la transcendance de sa station, c’est que le désir au moyen duquel le fidèle songe à son Seigneur est celui-même au moyen duquel Dieu songe à lui-même dans la profonde scission entre le Deus absconditum et le Deus revelatus :

« la révélation de Dieu à soi même dans l’amour passe et s’accomplit précisément par les tribulations et les exultations de l’amour humain, car il ne s’agit en son essence que d’un seul et même amour. »[93][93] La création des créatures procède de ce désir d’être connu, la création entière étant le speculum dans lequel Dieu se réfléchit et se reconnaît.

Ce qui est en jeu avec la voie mystique de l’amour, c’est une science de théophanies qui permet au mystique de se rapprocher de la réalité-divine à travers la réalité-humaine. L’Eau de la Vie est Imagination créatrice : elle est la source d’où jaillissent les vérités éternelles dans les miroirs du monde transitif et éphémère. L’Imagination active dans l’Être Humain participe de l’Imagination créatrice divine et ainsi, dans la conscience humaine de leur confluence, est donnée au monde sa réalité vraie. Ce passage héroïque, de l’humain au divin, qu’est l’acte présentiel du mystique prend son élan vital dans la tonalité affective de l’amour divin : amour qui est nécessaire à son arrachement de ses attaches au monde.

L’objet d’amour privilégié par les mystiques diffère selon les traditions. Chez Ruzbehân c’est la beauté même en toutes ses apparitions, mais chez les Shî’ites ce privilège incombe à la théophanie qu’est l’Imâm. Il a été souvent souligné que Corbin manifestait la plus grande sympathie au Shî’isme, quitte à être Shî’ite lui-même. En nous interrogeant sur ce qui constitue l’objet d’amour privilégié sur la voie du Tawhîd du mystique ou bien du philosophe spéculatif, nous aurons la possibilité d’examiner cette question de la relation spéciale que Corbin a pu entretenir avec le Shî’isme.

Il est tout à fait vrai que Corbin manifeste un énorme enthousiasme dans ses écrits volumineux sur l’Imâm. Il va jusqu’à suggérer un Imâmisme latent dans le soufisme d’Ibn Arabi et de plusieurs autres. Cependant, il faut prendre en compte sa manière d’envisager le Shî’isme qui paraît s’offrir à lui comme un champ de réflexions spéculatives d’une énorme richesse. En l’introduisant à l’Occident, Corbin refoule de nombreux préjugés sur la culture iranienne musulmane et dévoile une deuxième spiritualité mystique à côté du soufisme en Islam. Toutefois, il faut reconnaître l’extrême intérêt à ses yeux de réintroduire en Occident, grâce à la philosophie shî’ite, des idées qu’il considère être les réalités symboliques fondamentales du Christianisme spirituel. Car si nous avons dit que son intérêt premier se porte sur le destin singulier de l’âme, et qu’ainsi toute sa sympathie va être destinée non aux juristes et à la Loi, mais à l’individu faisant l’épreuve de l’exil occidental, il est tout de même vrai qu’il ressent une certaine responsabilité communale. Ce sentiment nous le retrouvons notamment dans ses remarques sur Anque-til-Duperron :

« Ce jeune homme de 25 ans, au milieu du XVIIIe siècle, s’engagea comme soldat volontaire de la Compagnie des Indes pour pouvoir gagner l’Inde. Il était pauvre, il n’avait pas un sou pour couvrir les frais de son voyage. Il voulait retrouver dans l’Inde la communauté zoroastrienne gardienne du Livre saint qui est l’Avesta. » « Je crois, poursuit-il, que lorsqu’une civilisation est animée par de pareils chevaliers de l’esprit, on peut dire que tout est encore là et que rien n’est perdu. »[94][94]

Si nous reprenons l’usage que fait Corbin du terme de « Chevalier Spirituel » pour référer à lui-même, et si nous considérons l’œuvre de sa carrière comme le terrain d’une bataille à laquelle il a consacré sa vie (sous le chef d’un état d’Esprit qu’il lui plaisait d’appeler un deseperatio fiducialis), cela nous permettrait peut-être de comprendre l’utilité que le Shî’isme put avoir en tant qu’armement spirituel et philosophique pour Corbin. Se servir ainsi du Shî’isme ne ferait pas de lui un adhérent doctrinal, mais il n’en ferait pas non plus un mécréant aux yeux de la confession shî’ite. Pour Corbin, l’autorité mondaine dans les affaires spirituelles est une chose tragique. Il s’intéresse autant au Shî’isme orthodoxe et institutionnel se déployant dans le temps chronologique de l’histoire qu’à la Chrétienté officielle et au « phénomène Église ». Ce sont pour lui autant de triomphes des ténèbres attentant à la lumière du pur Esprit. Il se sert d’un Shî’isme qui, selon certains spécialistes[95][95] n’a jamais existé, pour réfléchir à l’Occident une image du Christianisme qui sans doute, lui non plus, n’a pas davantage existé dans la vie mondaine, et certainement pas pour le commun des gens de n’importe quelle époque. Toutefois, l’absence d’une existence historique ou d’une forme institutionnelle n’est aucunement la preuve attestant l’irréalité d’une chose quand celle-ci se produit en tant que théophanie dans l’intériorité intime de l’âme du fidèle. D’abord, il faut se rappeler le destin tragique qui fut celle des gnostiques dans les premiers siècles de l’Empire catholique romain[96][96]. Corbin dénonce à plusieurs reprises les Conciles pour leur trahison de la religion spirituelle et leur instauration inconsciente du processus de sécularisation et de l’agnosticisme. C’est en grande partie, pour lui, l’incarnationisme qui va de pair avec l’exclusion du monde ou des mondes intermédiaires entre la Transcendance divine et la Création, bref l’anéantissement de l’angélologie dans la pensée de la Chrétienté officielle qui a faussé la voie chrétienne en faisant en sorte que désormais, tout individu ayant des expériences et connaissances divines transmises à travers des visions ne pourrait qu’être un hérétique devant le jugement des autorités de l’Église :

« Cette médiation individuelle et individuante, comme irrémissible fonction à laquelle satisfait l’angélologie, ne peut être qu’un embarras et un péril dès lors qu’une Église se considère comme possèdant la Révélation historico-collective, et partant comme dépositoire et médiatrice unique indifféremment pour tous, de cette même Révélation qui est la Sagesse. »[97][97]

Corbin, en fin de compte, s’oppose radicalement au phénomène même de l’Église en tant que méconnaissance de la nature réelle de l’autorité. Celle-ci se définit aux yeux de ce dernier comme le degré de connaissance intime qu’une personne peut avoir de son Créateur : de l’Auteur du document constitué par son âme. Et cet Auteur ne peut se présenter que dans et par son propre Verbe qui est l’Image Réelle ou l’Ange de la personne lui-même. Le Soi transcendant, jumeau céleste, fravarti, syzigie spirituelle, ce sont là tous les éléments homologues à la figure de l’Ange. Si Corbin nous dit qu’il faudrait bien un jour écrire une monumentale Histoire de l’Ange, nous voyons clairement que toute son œuvre en constituerait la préface. Corbin ne se désigne pas comme spécialiste, ni Iranologue, ni philologue, ni orientaliste au sens académique, mais comme philosophe passionnément intéressé par les questions fondamentales de l’être : questions qui concernent potentiellement tout être humain (et auxquelles tout être humain peut faire face). Corbin nous offre, à travers son corpus, un énorme répertoire de cartographies spirituelles qui nous montre des approches variées de la contemplation divine. Si on a parfois l’impression qu’il s’attaque à Séjestani, Ibn Arabi, Ruzbehân ou à d’autres, en leur attribuant un Shî’isme qui « n’ose pas dire son nom » on peut aussi bien conclure qu’il se heurte aux habitudes des orientalistes et Islamologues de voir Soufisme, Shî’isme et Philosophie comme des phénomènes complètement distincts, opposés et étrangers les uns aux autres. De telles distinctions font partie de la culture institutionnelle et autoritaire que Corbin considère un anathème s’opposant à la vraie spiritualité. Puisqu’il s’agit de faits historiques, en tant qu’ils coïncident avec des préjugés universellement partagés en terre d’Islam, Corbin ne peut les ignorer. Cependant, la religion est une affaire personnelle pour lui, et sa présentation de ses auteurs l’est également : Corbin desserre les liens qui fixent ensemble la religion et l’appartenance ou adhésion aux dogmes, principes et institutions qui l’encadrent. Son questionnement de la confession Shî’ite cachée de certains auteurs soufis recèle l’énigme de sa conception intentionnellement idéaliste du Shî’isme. Si le Shî’isme vécu par le commun des Iraniens n’est pas le sujet élaboré par Corbin, c’est que la présentation de ce dernier par lui est déjà en quelque sorte un tâwîl. Le Dieu crée dans les fois participe toujours au monde créaturel ; cependant, la vision théophanique qui opère un tâwîl ou herméneutique vécu « ne dévalorise pas, elle ne fait pas du créaturel une illusion, elle le transfigure, le valorise au maximum. »[98][98] Il peut être choquant de réaliser à quel point il faut rentrer dans le projet philosophique personnel de Corbin pour bien voir et comprendre son portrait du Soufisme, du Shî’isme, du Christianisme et de la religion en général, toutes comprises non à partir de modèles institutionnels mais d’expériences humaines. Peu importe si les visions théophaniques sont considérées comme les shawâhids ou témoins qui ouvrent la voie ou que nous parlions du pèlerinage en compagnie de l’Ange : la présence divine s’annonce dans le miroir conscient qui est l’âme humaine. L’Imâm, littéralement celui que se tient devant, en tant qu’Anthropos Céleste porte cette idée à son maximum de signification, tout en étant une réactualisation de l’idée du Christos Angelos ainsi qu’autres figures de traditions homologues telles l’Archange Michael ou l’Homo Maximus. Aucune loi mondaine ne peut déterminer la voie d’accès à la divinité. Ainsi, dans son livre d’instruction sur la voie mystique de l’amour, dès son deuxième chapitre, Ruzbehân va faire état des exceptions en disant :

« pour l’ensemble des amants mystiques ce sont les « témoins » (shawâhid) s’offrant à la contemplation qui ouvrent la voie ; un petit nombre peut faire exception d’entre les gens du tawhîd, qui parviennent à la contemplation totale sans la contemplation des réalités existentiées. Mais cela appartient aux exceptions du mystère. »[99][99]

En décelant la présence dans ce passage d’un Imâmisme latent, Corbin ne ferait rien de plus que constater que certaines humains exceptionnels n’ont pas besoin d’une voie d’accès à la divinité car ils sont déjà pleinement la théophanie. Ce n’est nullement là affirmer la précellence du Shî’isme sur d’autres professions de foi mais il s’agit plutôt d’une affirmation de l’importance de l’idée d’Anthropos céleste comme étant à la fois le but ultime de la purification de soi et le guide personnel et intérieur de tout pèlerin en quête de son Dieu. L’être humain est lui-même la voie et le temple, le contemplé et le contemplant et les distinctions qui différencient les pratiques des cultes les unes des autres ne changeront pas le lieu, ni l’organe ni la singularité de la théophanie.

Il y a un lien entre le ghâybat [100][100]de l’Imâm et la pratique du tawîl ou exégèse de la philosophie spéculative. L’Imâm est celui par les organes de qui Dieu se contemple. Puisque Dieu n’est connaissable que pour lui-même, cette contemplation n’est possible que si l’Imâm est compris dans l’être divin au point d’anéantissement où tout ce qui subsiste synthétise la conscience divine. Dans son admiration et amour pour l’Imâm occulté, le fidèle tente l’absorption complète dans sa conscience. Dans le regard du fidèle, l’Imâm se contemple contemplant. C’est un enchaînement spéculatif dans lequel la personne prend conscience de sa propre conscience projetée dans l’Image qu’est pour lui son Imâm et rend un témoignage fidèle à l’être qui s’y présente. C’est une idée trop facilement exprimée et trop généralement méconnue. Dans son élucidation de l’idée du Regard de Dieu pour et par ses créatures, Phillipe Moulinet reprend une formule aristotélicienne ailleurs identifiée comme un des plus grossiers malentendus de la philosophie occidentale. Dans sa lecture condescendante d’Empédocle, Aristote aurait affirmé comme Moulinet le fait après lui que l’« homme voit et [qu’] il voit qu’il voit. »[101][101] Tous les malentendus et égarements prétentieux d’une culture qui valoriseraient pensée objective pardessus toutes autres formes de conscience sont là. L’homme voit et il voit ce qu’il voit, mais il ne voit absolument pas son acte de voir. Il peut se le dire mentalement mais cela non plus n’est pas voir que l’on voit. En parlant du sens commun (le koinê aisthêsis) d’Empédocle, la perception qui est perception de notre engagement dans la perception, Kingsley affirme que dans sa fausse présomption d’avoir déjà conscience du sens commun, Aristote, sans avoir bénéficié de la transmission ésotérique qui constituerait, après tout, le contexte explicite du poème d’Empédocle, aurait transformé une des techniques méditatives les plus puissantes révélées aux humains en une des pires banalités. Dès lors, dans sa représentation d’Empédocle, il nous léguerait un substitut : là où nous aurions pu nous abreuver, rien qu’un puit sec.[102][102] Je ne suggère pas que Moulinet n’aurait pas eu conscience de ce piège. Tout au contraire, ailleurs explicite-il le même principe. L’essentiel à remarquer est la vitesse avec laquelle nous pouvons passer sur ce fragment « l’homme voit et il voit qu’il voit » en pourchassant le sens du texte comme si on allait ainsi y arriver plus vite !

Pour le fidèle Imâmite, être les yeux au moyen desquels l’Imâm le regarde est le dédoublement de l’acte par le biais duquel celui-ci s’offre comme miroir où se mire la divinité. La distance entre l’acte de voir et l’acte d’être la vision de l’Imâm (celui qui se tient devant, celui qui guide) est la même que celle qui existe entre l’acte de voir et celui de voir que l’on voit. Prendre conscience de l’Imâm en tant que guide intérieur et voir que l’on voit est une pratique méditative : c’est opérer un tawîl constant sur tous les effets produits grâce aux organes de son appareil sensoriel sur tout son être-au-monde. Cependant, si l’angoisse décrite par Heidegger peut provoquer la disjonction de l’identification de l’âme avec le corps et l’égo, il faudra peut-être l’élan affectif de l’amour ruzbehânien ou imâmite pour parvenir à les transfigurer et à les célébrer comme étant les Demeures, les Images, et même les Anthropomorphoses de Dieu. Cet amour ne constitue pas une attache aux objets et personnes mondaines, mais une attache nostalgique à l’Autre de la divinité qui se fait sentir à travers l’Image de l’aimé. Dans l’épreuve de cet Autre se produit simultanément l’expérience de sa propre altérité : conscience unitive (tawhîd) qui est là dans l’acte même de la conscience des sens multiples.

Chez Empédocle, l’Amour serait aussi ce pouvoir, ou plutôt cette Déesse, par qui nous sommes retenus dans notre confusion d’Esprit : elle nous emprisonne parce que nous ne percevons pas nos perceptions, elle nous incarcère dans les méandres du monde phénoménal et nous nous soumettons inconsciemment sans voir les liens qui nous sont étrangers. Les témoins (shawahîd) de Ruzbêhan qui sont les théophanies visionnaires, sont précisément des témoins de la Beauté divine qui transparaît à travers (trans-spirare) le monde phénoménal. Ils témoignent de l’unicité de la réalité divine et de l’existence des liens au moyen desquels cette réalité se dévoile dans la multiplicité. Il y a une ambivalence, chez Empédocle, dans la disposition de la Réalité qui nous est donnée par la Déesse, qui est aussi profonde que l’iltibas ruzbehânien. Nous voyons bien que les témoins de Ruzbehân s’homologuent à la conscience du sens commun chez Empédocle. L’amour du témoin de la Beauté divine, l’amour du fidèle envers son Imâm, en fin de compte, transforment l’emprisonnement et l’exil occidental en extase orientale du chevalier spirituel en compagnie de son Seigneur.

L’importance de la tonalité affective de l’amour nous apparaît le plus clairement quand nous considérons le monde phénoménal du point de vue de la philosophie spéculative. L’amour Divin fait figure de compréhension, comme nous le voyons dans l’Image néoplatonicienne de l’Unité de l’Amour, de l’Amant et de l’Aimé. En mystique musulmane, par excellence dans les écrits de Ruzbêhan, la même idée se médite dans l’Image d’un Dieu qui a aimé être connu et par conséquent créa ceux dans lesquels Il se connaîtrait. Dans l’aspect de sa Majesté, la transcendance absolue de la divinité ne peut être envisagée. Mais dans l’aspect de son Amour, aspect duquel jaillit la Création, la créature peut s’approcher de la Réalité-Divine (le Dasein Divin!) puisque l’âme humaine participe d’ores et déjà de l’amour et du désir divins et que l’intention de connaître son Dieu fait un avec l’intention divine d’être connu de sa créature. Tout objet d’amour au monde devient alors le miroir par lequel le mystique reçoit la vision de son Dieu. L’Imâm en tant qu’Anthropos Céleste est l’Image qui, pour Corbin, porte l’idée de ce processus de réflexion amoureuse à son maximum de signification. Peu importe sa confession de foi, tout individu est susceptible d’être orienté par l’Imâm caché car celui-ci est l’Image de la théophanie de l’Amour divin. C’est une idée qui implique l’activité d’une herméneutique ou tawîl ou Amour perpétuel puisque grâce à ceux-ci tout l’appareil sensoriel et chaque instant de son être-au-monde se dévoilent comme ce par quoi l’Aimé divin se donne au mystique qui est son Amant.

L’importance du dévouement et de l’adoration de l’Imâm et de la Beauté qui transpire à travers les shawahîd, nous l’avons décrite en tant que pratique spirituelle, discipline de la conscience transfiguratrice du monde et du spirituel. Au terme d’une discussion sur la responsabilité du phénoménologue, il est tout à fait naturel que nous arrivions à la question de pratiques spirituelles. Si nous avons examiné certaines idées fondamentales de sa philosophie, et ses objectifs et méthodes phénoménologiques, il nous restera toutefois à faire le lien entre ces éléments théoriques et leur pratique dans la vie quotidienne de Corbin. Un bref détour biographique, réalisé à partir d’anecdotes, pourrait d’abord s’avérer nécessaire.


Chapitre 2

Instigations orientales et méditation conforme à la pratique musicale : quelques fragments d’un portrait du philosophe

Dans l’introduction à sa traduction de la Sagesse Orientale, Corbin nous apprend que Sohravardî aurait écrit cette œuvre pour des adeptes déjà avancés sur la voie mystique. Il incombait à ces derniers d’être déjà passés par l’épreuve d’une retraite d’une quarantaine de jours sous la direction d’un maître accompli dans la voie du mystère. Corbin nous communique cette mise en garde de la part de Sohravardî sans l’affadir. Toutefois, nous avons des raisons de croire que Corbin lui-même n’a jamais fait de telles retraites, nonobstant le fait qu’il se considérait comme l’héritier direct de Sohravardî, maître de l’Ishrâq revendiqué comme son guide et compagnon intime jusqu’à la fin de ses jours. Mais comment, se peut-il alors qu’il ait pu se sentir si assuré de sa relation avec l’héritage sohravardien sans avoir participé à la pratique, chose que l’on attendrait de n’importe quel disciple d’un grand maître soufi ? D’abord, avant d’essayer de comprendre cela il faudra que nous rappelions le contexte dans lequel Corbin rencontra l’œuvre de Sohravardî. Louis Massignon lui aurait fait cadeau d’un manuscrit de la « Sagesse Orientale » « Kitâb al Hikmat al-Ishrâq » en disant : « Tenez, je crois qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous. »[103][103] À ce stade de sa carrière, Corbin s’était déjà instruit en sanskrit, avant de commencer l’étude de l’Arabe et du Persan. Il s’était également mis à traduire Qu’est ce que la métaphysique ?, première traduction de Heidegger en Français, à la même époque où il s’intéressait à l’œuvre et philosophie de Sohravardî. Il est fort probable alors que le manuscrit de Massignon et la découverte de Sohravardî aient définitivement focalisé son attention sur l’Orient musulman et la Perse en particulier.[104][104]

Sohravardî, comme l’indique le titre donné par Corbin à son deuxième volume de la série En Islam iranien : Les Platoniciens de Perse, était un de ceux que, parmi les philosophes, l’on nommait en terres d’Islam les Platoniciens pour les distinguer ainsi des Péripatéticiens. Comme Corbin avait une formation de philosophe, il était déjà préparé à une étude du maître de l’Ishrâq pour qui le péripatétisme était, bien que moindre en importance, la première étape à franchir dans l’éducation de l’adepte. L’essentiel, par contre, chez Sohravardî découlait de l’expérience visionnaire, cette compréhension spirituelle des dimensions cachées des phénomènes du monde sans laquelle (et Corbin lui-même l’affirme à plusieurs reprises dans son œuvre) la philosophie ne peut receler un sens réel.

Si l’exégèse herméneutique lui était déjà familière grâce à sa connaissance de Luther et d’auteurs tels Hamann, l’influence de Sohravardî n’en est pas pourtant moins significative. Nous voyons même, dans la carrière de Corbin, une répétition du grand projet de Sohravardî de ressusciter l’ancienne sagesse des Perses en revivifiant d’anciennes traditions de la gnose propre à celles du Livre Saint. Un projet semblable, bien que sur une échelle plus modeste, a également été cher à Hamann faisant sien le souci de « rénover le christianisme et le luthéranisme méconnus, balayer de la route les malentendus qu’on leur oppose. »[105][105]

Si nous considèrons le cadeau de Hikmat al Ishrâq comme un événement emblématique recelant le signe de la rencontre éventuelle par Corbin de la figure de l’Ange ou guide intérieur, cela ne nous donne pas encore le secret de la manière dont Corbin se serait élevé à la hauteur de comprendre et, selon l’intention explicite de sa propre phénoménologie, vivre le sens des propos d’un Sohravardî. Bien qu’impressionante, il n’y a rien dans sa formation qui ressemblerait à un apprentissage mystique.

Si nous nous demandons quel peut être l’arrière fond qui a préparé Corbin à une longue carrière d’exégèse sur les textes originaux et originaires des tariqâts et traditions mystiques en terre d’Islam, il semblerait que la meilleure réponse que nous puissions offrir est sa passion de jeunesse pour le jeune Luther et autres exégètes de la tradition Luthérienne ainsi que sa formation et prédilection musicale. Mais nous ne pouvons pas davantage ignorer la très grande partie que le hasard a joué dans le destin de ce Philosophe.

En renvoyant à l’usage du terme Musika comme art des muses dans le Phèdre de Platon, Proclus proclame que la philosophie est la première Musika.[106][106] Évidemment, chez Corbin, cette même confluence de la musique et de la philosophie se fait sentir. Reste à savoir comment il a pu faire sien le vécu spirituel de ses auteurs soufis. Là où nous souhaiterions trouver des causes rassurantes et démystifiantes, nous rencontrons l’idée, source de perplexité pour la sensibilité moderne, de sympathie congénitale, de l’intervention et de l’enthousiasme des muses, et d’une multitude de coïncidences emblématiques comme autant de signes favorables veillant sur le progrès d’un héros de récit homérique.

Selon le témoignage de sa femme, Corbin n’a pas fait la longue retraite ascète recommandée par Sohravardi (retraite d’une quarantaine de jours sous la direction d’un shaykh accompli) comme étape préalable pour tous ceux qui voudraient entreprendre l’étude de son livre La Sagesse Orientale. C’est une pratique qui constitue une des principales étapes préliminaires à l’apprentissage traditionnel des sciences théosophiques et visionnaires. Ce que M. Corbin a fait fut de se retirer de manière journalière dans le silence. Ajoutons à ceci sa retraite quotidienne dans la pratique musicale, ainsi que son travail solitaire et nocturne sur les manuscrits. A partir de là apparaît clairement une routine de pratique moins en consonance avec la pratique ascète des tarîqats qu’avec une méthode de musicien professionnel mêlée au travail d’un moine médiéval qui se consacrerait à l’étude archiviste et exégétique des écrits religieux. On imagine M. Corbin, au petit matin, seul avec ses manuscrits, assis dans un silence presque total. Le soleil n’est pas encore levé, seulement une lampe illuminant son bureau. Il n’y a personne qui bouge dans le voisinage, aucun klaxon, aucun vrombissement d’automobiles passant dans la rue. Sa surdité, en outre, ainsi que l’absence de la lumière du jour approfondit le silence total dans lequel il travaille. Il se prépare un chocolat chaud pour le soutenir et les heures passent dans une solitude parfaite.[107][107] L’exégèse spirituelle ne ressemble à rien davantage qu’aux songes, et chaque nuit, seul avec les manuscrits de grands mystiques, Henry Corbin veille. Si, comme il nous semble fort probable, l’exégèse nocturne était sa pratique spirituelle centrale, sinon la seule, il nous reste la question de l’ébranlement de l’âme, du choc initial, qui, selon lui, est la découverte si essentielle à la méditation des horizons spirituels et de l’Orient singulier de l’âme. Nous ne pouvons être certains du moment ou de la manière dont est survenue cette prise de conscience chez Corbin. Cependant, nous pouvons tout de même la situer, de manière approximative, dans le temps et l’espace historique.

En 1939, lors d’un séjour de recherches à Istanbul effectué pour la Bibliothèque Nationale à l’insu de M. Julien Cain, la Deuxième Guerre mondiale éclata et Corbin et sa femme se retrouvèrent dans l’impossibilité de retourner en France. Là où trois mois avaient été prévus, il s’ensuivit six années pendant lesquelles Corbin allait traduire et poursuivre ses recherches sur Sohravardî[108][108]. Selon un ami de la famille[109][109], Corbin aurait eu la conviction d’avoir été retenu par Sohravardî lui-même pour accomplir ce travail.

Il est bien connu que pendant sa période de documentation, que ce soit dans ses œuvres éditées ou dans sa correspondance, Corbin respecta la plus grande discrétion quant aux expériences particulières de son propre parcours spirituel. Cependant, si rien ne nous semble dévoilé, rien n’est caché non plus : les détails restent dans l’obscurité mais le fait spirituel est bel et bien avéré. Corbin reconnaît avoir été mis :

« seul à seul en compagnie de mon Shaykh invisible, Shihâboddîn Yahyâ Sohravardî, mort en martyr en 1191, à l’âge de trente six ans, l’âge que j’avais moi-même alors. À longeur de jour et de nuit, je traduisis de l’arabe, en ne prenant pour guide que les commentateurs et les continuateurs de Sohravardî et échappant par conséquent à l’influence extérieure de tout courant ou école philosophique ou théologique de nos jours. Au bout de ces années de retraite, j’étais devenu un Ishrâqî. »[110][110]

   L’événement d’éveil à la conscience des réalités spirituelles, conscience transcendante qui s’étale dans un palimpseste d’horizons orientés sur un axe ascensionnel depuis le créaturel jusqu’aux sommets possibles de la divinité, se passe alors pour Corbin, comme pour Hamann d’ailleurs, dans l’exégèse de textes sacrés. Dès lors, que nous voulions reconnaître en Corbin un Chrétien, un Shî’ite ou un des Ishrâqiyûn ; l’important est que, pour lui, le travail sur les textes, que nous l’appelons exégèse, herméneutique, tawîl ou lecture phénoménologique, est une pratique spirituelle effective. Pour Corbin ces textes sont investis d’un pouvoir d’éveil dû à l’autorité réelle qui survient du compagnonnage d’auteurs, les poètes mystiques, qui font leur pèlerinage en ce monde « en compagnie du Messager du Roi ».

Corbin décrit la méditation exégétique propre à sa phénoménologie de l’Esprit comme l’assimilation des auteurs et de leurs cosmologies, de leurs horizons et ciels de signification. Une discipline de l’Imagination s’avère nécessaire pour faire le vide en soi, pour accomplir son propre extase.[111][111] Ainsi, il est d’abord possible d’intégrer l’autre et de passer ensuite à l’apprentissage et à la compréhension de son œuvre pour produire sa répétition et son interprétation à la fois fidèle à l’auteur originel et conforme à la singularité de l’exégète. En outre, la méthode ou modus operandi de Corbin, est vraisemblablement à l’image de la répétition musicale. Ce n’est pas étonnant : Stella Corbin nous a informé d’emblée que son mari fut premièrement un musicien, et aurait été compositeur s’il n’avait eu l’inconvénient de sa surdité pour l’en empêcher. Et c’est lui-même qui nous fournit, avec l’élément final et essentiel de l’équation, l’instrument du musicien qua phénoménologue : ce même « Clavis hermeneutica » dont il parle dans son livre sur l’alchimie comme art hiératique, clavier de l’herméneutique, le tawîl qui renvoie la lettre chiffrée vers son origine à travers l’échelonnement de résonances symboliques étalées, octaves par dessus octaves, sur un plan ascensionel des niveaux de la connaissance et de l’être.[112][112]

Les auteurs mystiques sont de grands compositeurs, intégrés dans et par le musicien qu’est Corbin. Ensemble, ils forment les étapes de méditation et de développement dans la vie d’un maître à penser qui se médite dans sa propre humanité, dans les systématisations vastes et complexes de la conscience religieuse propre aux traditions du Livre Saint. En ce sens, une typification qu’a faite M. Corbin du procès alchimique, à l’origine typification du Yoga par Mircea Eliade, semble être de nouveau tout à fait apte à décrire le trajet de sa carrière de en tant que Philosophe et maître à penser méditant les traditions du livre conservées dans les manuscrits de ses auteurs mystiques :

 « C’est une liturgie mentale, opérant avec des réalités sensibles très concrètes [ici, les manuscrits en tant que supports de l’exégèse spirituelle], projetant en elles et réalisant en elles la dramaturgie de sa propre transmutation intérieure. »[113][113]

Christian Jambet nous a fait remarquer que la répétition chez Corbin est un art : sa méthode de traduction est de faire sortir le sens vrai sans le conceptualiser et sans l’affadir dans un langage non conceptuel mais imagiste, qui tend vers une traduction de ce que la langue dit littéralement avec une plus grande précision philologique. Au même moment, Amir Moezzi déclare que :

« à cause du non-respect des règles scientifiques [Corbin] fait beaucoup d’erreurs, qu’il met en évidence un manque d’humilité scientifique et que, là où un chercheur doit s’effacer, il parle trop. »[114][114]

Il est vrai que côte à côte avec la pensée d’un de ses auteurs, Corbin va souvent insérer un commentaire ou faire une analogie avec des auteurs ou écoles philosophiques étrangers opérant ainsi un rapprochement en accord avec sa propre perception des thèses philosophiques à l’étude. Cela constitue ce que Jambet appelle l’aspect Wagnérien de l’œuvre de Corbin : le retour du leitmotiv qu’apporte le développement personnel des textes. Nous décelons dans cette description celle du musicien prodige qui, en réalisant la répétition d’une œuvre issue d’un des grands maîtres du passé, lui reste fidèle tout en y ajoutant un élément nouveau et personnel. C’est peut-être le cas de Glenn Gould dans sa répétition célèbre de Bach au titre des « Variations Goldberg ». La raison nécessitant ce développement, nous l’avons déjà explicitée : la répétition fidèle l’est précisément par la vie que le musicien lui donne. L’exactitude est suffisante pour reproduire une répétition morte, mais la répétition fidèle a lieu quand le musicien arrive à intégrer la musique à sa propre personnalité consciente pour en devenir la source. Il faut cependant, pour que tout cela ait un sens réel, reconnaître son monde comme intériorité imaginale de l’âme consciente. Cette découverte est synonyme de la découverte de celle d’un guide intérieur :

« Mais il n’y a pas de recette technique pour provoquer [sa] rencontre […] dans les parages de la cité intérieure de son âme, c’est-à-dire au seuil de la conscience subliminale. Si jamais elle advient, il appartient à chacun de décider s’il répond comme répondit Avicenne, à l’invite de son propre Hayy Ibn Yaqzân, et s’il se met en mesure de répondre et de témoigner avec Avicenne : « Voici, nous sommes en route, nous marchons en compagnie du Messager du Roi. » »[115][115]

 

Tout le souci de l’œuvre de Corbin est là : dans la prise de responsabilité qu’est le voyage oriental en compagnie du Messager du Roi.

   L’art de Corbin est celui de la répétition. Non seulement il fait la récitation des textes de ses auteurs mystiques, tout en infléchissant une cohérence personnelle par l’insistance et retour de leitmotiv qui lui paraissent essentielles, mais en plus l’arc de sa carrière dessine l’aspect d’une vocation spirituelle qui semblerait transhistorique. D’abord, après Hamann, Corbin semble confirmer, à son tour, l’efficacité de l’exégèse en tant que pratique spirituelle menant à l’éveil de l’âme. Ensuite, l’exégète reprend le manteau de revivificateur de traditions, comme l’avait porté Sohravardî pour ce qui concernait la sagesse Orientale de l’ancienne Perse, et ce en vue de renouveler les sources gnoséologiques que recèlent les grandes Religions du Livre Saint.


Chapitre 3

Verbe divin et exil occidental

La question de la confession perd tout son poids habituel devant la reconnaissance par Corbin que les écrits des mystiques, compagnons de l’Ange, sont autant de Livres sacrés. Le monopole du verbe prophétique par les institutions religieuses fausse l’idée de la prophétie. Pour Corbin ainsi que pour ses auteurs mystiques, elle n’est pas éternisée par elles, de façon que l’individu n’ait qu’à éteindre la lumière singulière et mortelle de sa personne en se conformant à un archétype du fidèle qui serait commun à tous les croyants ! Au contraire, prophétie et singularité de la personne spirituelle vont de pair. Après Mohammed, sceau des prophètes, il n’y aura plus d’émissaire envoyé annonçant une nouvelle loi commune. Mais le profèrement du Verbe divin est précisément ce qui ne pourrait jamais cesser de se produire autant qu’il y aura des êtres que Dieu regarde. Il n’y aura plus de législation des communautés du livre à partir de la révélation divine. Les lois sont énoncées, elles sont fixées dans leurs propres institutions religieuses. Les différentes lois et les différentes religions monothéistes, figées dans leurs formes institutionnelles, sont éternellement incommensurables les unes par rapport aux autres. Néanmoins, à tout jamais chacune d’entre elles témoignera de l’Autorité Unique qui les fonde. La loi fonde la communauté des fidèles tout en exigeant la soumission individuelle. Mais après la clôture de la prophétie législative, d’après sa vision herméneutique, il incombe à tout fidèle, non pas de se soumettre aveuglement à l’ancienneté de la loi prétendant à sa propre éternité, mais de partir à la recherche de l’Auteur et de la vision de sa Vérité éternellement présente en tant qu’avenir. C’est une situation de krisis, situation qui nécessite une décision : ou bien se conformer à l’ancienneté de la tradition, ou bien partir en quête de sa vérité présentielle qui casse l’unité du temps chronologique tout autant qu’elle casse l’illusion de l’éternité des Institutions Religieuses.[116][116]

Corbin met son lecteur en mesure d’être le lieu du dialogue des différentes religions tout en rendant les préjugés des orthodoxies inopérants. Son œuvre tout entière opère comme un dhik’r, c’est-à-dire une remémoration de Dieu, de la possibilité divine que recèle tout être humain : il nous met toujours devant notre responsabilité intime de « sauver les phénomènes » en prenant conscience de notre conscience comme éveil à une réalité dont notre monde tout entier figure l’intériorité. S’il ne décrit pas en détail l’événement de son propre éveil à la conscience des réalités spirituelles (réalités et détails que pourtant il passa sa vie à commenter dans les œuvres de ses auteurs mystiques), Corbin maintient toujours ouvert la possibilité de cette expérience comme un miroir s’érigeant devant ceux qui s’intéressaient à ses œuvres et à son enseignement.

« Prononcons-le pourtant ce mot : immortalité. Car si ce mot est un défi, c’est parce qu’il s’adresse aux vivants, non pas à ceux qui ne se sont pas encore aperçus qu’ils sont morts. »[117][117]

Et si l’œuvre de Corbin est un défi, c’est parce qu’elle nous confronte avec la possibilité que même avec notre foi nous pouvons sombrer dans les ténèbres et la mort, tout en nous offrant la possibilité de réciter cette histoire de l’immortalité de l’âme et du dévoilement de l’être divin dont chacun de ses auteurs, à son tour et à sa façon, porte témoignage.

À la base, tous les auteurs auxquels Corbin s’intéressait fondaient leurs philosophies sur l’idée de Verbe divin. L’exégèse est la figure archétypique de la voie mystique : la lecture se passe en dialogue, les mots composés de chiffres abstraits sont investis du sens que nous retrouvons en lisant puisque ces derniers et notre pensée proviennent des mêmes sources et structures de conscience linguistique. De la même manière, les textes sacrés sont investis par leurs auteurs d’un sens transcendant et divin que nous avons la possibilité de retrouver puisque nous sommes nous-mêmes les possesseurs, consciemment ou non, d’un héritage divin. Si la phénoménologie corbinienne nous pousse à comprendre qui nous sommes ou quel somme nous réalisons avec les mondes auxquels notre être s’ouvre en existant, les textes sacrés nous rappellent quel somme nous faisons avec le Logos. Déjà cette idée s’exprime clairement dans l’œuvre de jeunesse de Corbin consacrée à Hamann :

« Seul saisit l’esprit de l’Écriture, celui qui l’éprouve en soi-même ; or cela suppose une métamorphose qui est l’œuvre, non de l’homme, mais de Dieu, et dont l’instrument n’est à son tour rien d’autre que l’Écriture. »[118][118]

Il est confirmé dans les idées que Corbin retrouve chez Ibn’ Arabi, qu’il faut devenir soi-même un Coran, et chez les Shî’ites, que l’Imâm est un Coran Parlant, ainsi que le Mainteneur du Livre.

La foi particulière, en tant que confession, peut être, Corbin l’admettrai volontiers, une voie d’accès à la divinité. Cependant, elle peut tout aussi bien impliquer, par la conformité communautaire qu’elle demande au croyant, un aveuglement à la possibilité de la révélation. Le mystique se trouve devant le dilemme fondamental d’avoir à choisir entre la conformité à la tradition et la quête de la présence ou révélation toujours nouvelle de son Dieu. Pour Corbin en tant qu’exégète du Livre Saint, la possibilité d’être présent à et celle de faire l’audition de son Dieu provient de la consonance de notre être humain avec le Verbe divin. La révélation toujours nouvelle peut se produire dès que l’exégète se remémore la somme qu’il réalise avec la Parole divine.


Chapitre 4

Le Livre saint : le Verbe textuel

Il est une expression en terre d’Islam pour désigner les trois grands rameaux de la tradition abrahmique : l’Om al-Kitâb, la communauté du Livre. Même les orthodoxes docteurs de la Loi coranique reconnaissent la sainteté des révélations antérieures à l’Islam qui sont la Chrétienté et le Judaïsme. Cependant, cette reconnaissance a ses propres limites. Ni les textes sacrés de l’Hindouisme, ni ceux du Bouddhisme, ou du Manichéisme parmi bien d’autres ne sont reconnus. Bien que Corbin s’intéressai principalement à mettre en dialogue les gnoses ou traditions ésotériques de ces trois grandes traditions il ne se laissait pas limiter par le préjugé qui exclurait les autres traditions religieuses du phénomène prophétique ni par celui des livres saints. Pour s’accorder avec la pensée de Corbin sur ce sujet, il faut se mettre en tête que tout phénomène recèle des dimensions cachées et qu’ainsi la somme de notre Réalité terrestre fonctionne de manière symbolique. Nous pourrions dire que le premier pas à faire sur la voie orientale du philosophe suppose souvent la lecture d’un texte sacré en particulier : ce livre, qu’il soit imprimé ou manuscrit, avec ou sans reliure, est évidemment un livre objectif. Cependant, au fur et à mesure que nous avançons sur la voie mystique, apparaît un tout autre développement. La métamorphose dans l’homme grâce à l’agence de l’Écriture divine, dont parle Hamann, crée en lui une compréhension spirituelle assimilable à une mutation ou transfiguration de l’être qui com-prend aussi le monde de la nature et des événements extérieurs. Le Logos déborde la page manuscrite pour se révéler à la vision théophanique. C’est ici que la philosophie prophétique professée par tant de mystiques en terres chrétiennes et en terres d’Islam court forcément le risque d’une accusation d’hérésie de la part des autorités religieuses.

La théophanie est toute autre chose qu’une incarnation de la divinité dans le créaturel. Elle est plutôt l’apparition de la divinité qui se manifeste ou se montre à travers le voile qu’est la créature. L’image privilégiée pour décrire ce phénomène est celle du miroir, le phénomène théophanique étant comme le miroir dans lequel se contemple l’Image divine. Le miroir n’est pas pour autant l’incarnation de l’Image, mais il est investi ou irradié par la lumière de l’Etre divin. Comme nous l’avons déjà vu, le phénomène fait un avec celui qui en témoigne – celui qui le regarde – et alors l’irradiation théophanique n’est pas limitée à un objet extérieur au mystique (le buisson ardent, par exemple) mais il implique aussi son être présentiel. En fait, le mystique qui témoigne de la vision théophanique est lui-même le lieu de la théophanie, et cela sans que ceux qui l’entourent soient nécessairement au courant de l’événement qui est en train de se produire. Ceci implique une coupure avec le concept hegélien de l’unité du temps et de l’espace.

Si la multiplicité du temps et de l’espace est reconnu comme un fait spirituel chez les mystiques de tous temps, il n’est pas si simple de traduire cette expérience dans une langue technique comme le requiert l’exposition philosophique. Il n’est pas question chez Corbin, ni chez ses auteurs, d’établir des preuves spirituelles « à coup de syllogismes ». Tout au contraire, la preuve d’un fait spirituel ne peut qu’être vécue dans l’expérience du mystique. Il est toutefois nécessaire d’en faire état en les exprimant dans la langue commune et dans des systématisations philosophiques destinées à une méditation. De telles systématisations, nous l’avons déjà signalé, fonctionnent comme une cartographie du monde du mystère. Leur usage peut bien prévenir l’égarement du mystique mais, après tout, elles ne constituent pas l’intégralité de la voie elle-même. L’exposition de systématisations philosophiques opère un dédoublement au niveau phénoménal qu’il appartient à l’exégèse de défaire. Si le phénomène de Moïse face au buisson ardent ne constitue qu’un ensemble de l’être, il est toutefois vrai que dans les récits bibliques cet ensemble nous est chiffré par les deux figures distinctes de Moïse d’une part et du buisson ardent de l’autre. La représentation est justement déjà un dédoublement et souvent un de ses effets est un dédoublement additionnel à l’intérieur de l’image reproduite. La lecture exégétique se définit par une duplication dans deux sens inverses. Premièrement, elle se dédouble en tant qu’elle défait ce qui est double en le ramenant à l’unité. Ainsi, dans la méditation et intériorisation du texte qu’est l’exégèse, l’unité phénoménale peut être restituée à partir de l’image doublée de Moïse devant le buisson ardent grâce à l’acte présentiel (qui fonctionne de manière unifiante créant ainsi à partir de l’image fragmentée une monade dans sa méditation expérimentale) qui est compréhension visionnaire de l’exégète. Deuxièmement, la lecture exégétique dédouble ou partage en deux l’expérience visionnaire en tant que l’exégète lui-même répète ou récite (en tant que demeure ou hôte phénoménal) l’unique expérience de Moïse que figure dans le récit biblique.

Il nous semble nécessaire d’insister sur la manière dont Corbin aborde la question du Verbe divin en tant qu’écrit, c’est-à-dire chiffré dans un livre sacré. Tout d’abord, l’écriture n’est pas suffisante en soi. Pour avoir un sens il faut qu’elle soit impliquée dans une lecture. Toutefois, pour atteindre le sens vrai du Verbe divin, il ne suffit pas d’en faire une lecture littérale, car celui-ci ne peut dévoiler sa vérité qu’en tant que Parole. L’exégète doit passer du statut de lecteur à celui de l’auditeur du Verbe : il doit l’entendre réciter par l’Ange.

Nous pourrions dire que, d’après la perspective herméneutique, l’exil occidental consiste en la méconnaissance de la Parole divine, une méconnaissance au moyen de laquelle le monde est vidé de sens vrai. Selon l’exégète spirituel, rechercher un sens qui sera supposé présent dans les réseaux linguistiques est aussi futile que de rechercher la lumière dans l’ombre. Il en va de même pour le sens de l’histoire. Ou bien l’histoire est empiriquement anéantie par la succession de moments présents, et alors ce qui est dépassé est dénué de toute existence, ou elle a un sens qui est en quelque sorte sa persistance. Pour l’exégète spirituel, la Création entière se résume dans la Parole divine. Mais si celle-ci est annonciation, elle est accompagnée, lors de son apparition au monde, d’une mesure de surdité, comme l’ombre accompagne la lumière. Ici, nous voyons que le tawîl shi’îte et soufie, le sens commun d’Empédocle, et l’exégèse luthérienne tendent tous vers le dépassement de cette apparition première. Pour entendre la Parole divine qui se déploie dans le monde des apparences il faut remonter au point commun à partir duquel elles émergent : atteindre cette source est accomplir le tawhîd. Résumant les principes herméneutiques de Hamann qui abondent dans l’œuvre de Corbin, Christian Jambet écrit :

« L’homme authentiquement sujet à la révélation, fonde son existence historique concrète dans cette parole révélée qui lui est octroyée ; et cette découverte de son temps historique propre n’est possible que par l’interprétation qui n’est autre que ses propres actes, que ses propres paroles. Ainsi le phénomène spirituel se dévoile-t-il, ici, dans l’unité de l’historicité et de l’existence de l’homme comme être parlant. Le phénomène à sauver n’est autre que cette jonction, dans l’existence humaine, de son ouverture à la parole et de son ouverture à l’histoire. Il n’y a d’être historique que d’être parlant. […] Il s’agit d’une parole transparente qui symbolise immédiatement cette autre parole, le Verbe divin, et qui en fait le miroir fidèle. Or, ce même Verbe divin se manifeste également dans le miroir de la Nature, dans la Création, où tous les êtres sont comme les symboles, déchiffrables, de la Vérité. Ainsi correspondent parole humaine, Nature et Parole divine, comme si ces trois manifestations d’un absconditum s’interprétaient l’une par l’autre. »[119][119]

Les choses nous semblent aussi claires bien qu’il s’agisse d’une forte concentration de thèses. Tout d’abord, en parlant de sens de l’histoire et de la parole, il faut reconnaître que nous ne désignons pas des phénomènes quantifiables. L’être parlant que mentionne Jambet, en se référant à Hamann, est précisément celui qui s’entend parler en tant que Parole ou bien celui qui se pense en tant que pensée (cogitor). La manière dont parole humaine, Nature et Parole divine correspondent, la manière dont elles donnent par leur transparence, les unes sur les autres, est celle par laquelle elles font sentir l’Unicité qui ne leur appartient pas. Parole humaine, Nature et Parole divine font Un au niveau de l’Un : le paradoxe contre lequel le langage milite sans cesse est que ce niveau d’Unité transcendant s’atteint ici-bas dans le monde de la multiplicité. Atteindre et faire sa demeure dans l’horizon de l’Un, cela est un des sens du tawhîd. Pourtant, si le contenu de l’écriture, de la nature et de l’histoire symbolisent avec des vérités aux horizons supérieurs de l’être, le symbole du sens de leurs rapports (sens qui est leur lien fondamental, et sens qui se trouve ici-bas dans un monde partagé de lumière et de ténèbres), n’est nul autre que le Livre saint.

L’Om al-Kitâb signifie précisément la communauté du Livre. Cette désignation est refusée par les vénérables orthodoxes de la religion musulmane à de diverses traditions qui pourtant se forment autour de l’exégèse d’un Livre sacré descendu du ciel. Pour Corbin ainsi que pour de grands mystiques tel Ibn ‘Arabi, le sens vrai de la désignation de communauté du Livre ne devrait même pas se restreindre à ceux qui méditent le Verbe ou Parole divins se particularisant historiquement et objectivement sur un support manuscrit ou corporel : Pour le mystique avancé sur la voie exégétique, le monde, c’est-à-dire la somme de la Réalité phénoménale, se présente en tant que présence symbolique : Dieu se livre à la connaissance herméneutique. L’exégète mystique, selon la perspective corbinienne, doit renoncer à toute idée d’incarnation. Si le Christ n’est pas incarnation, le Livre Sacré ne l’est pas davantage: Tous deux sont la théophanie par laquelle la divinité projette son Image, mais ne pas reconnaître le miroir pour ce qu’il est amène à succomber à l’ombre qui accompagne la lumière de la révélation. En outre, méconnaître la Parole divine revient à vider le monde de son sens vrai et à jamais s’éloigner de l’horizon du Tawhîd pour confirmer son propre exil occidental.


Chapitre 5

La nécessité subtile et souple du monde imaginal

Dès que nous parlons du monde imaginal dans l’œuvre et la pensée de Corbin, nous sommes déjà dans un contexte où l’exposition écrite, ne peut que doubler ou fragmenter dans ses descriptions les réalités phénoménales concernées en introduisant des degrés de séparation là où, en vérité, il n’y en a pas. En parlant du monde imaginal, Corbin affirme son ontologie propre, son « être en tant qu’être indépendant de ses déterminations particulières »[120][120] Cependant, le monde imaginal n’est compréhensible dans un sens réel qu’à travers sa méditation, dans l’exégèse qui est au cœur de la méthode phénoménologique corbinienne et au cœur du phénoménologue.

L’idée du monde imaginal s’attache de manière fondamentale à celle de l’Eros (comme Amour divin) et au Himma, puissance et activité du cœur du mystique. Elle ne se limite pas non plus à l’exposition philosophique d’un penseur en particulier mais s’insère essentiellement dans l’explication d’Ibn’ Arabi, et Ruzbêhan ainsi que Sohravardî et, finalement, de tout autre mystique qui cite l’expérience d’évènements visionnaires prophétiques sans même que soit nécessaire son évocation d’un « horizon » distinct de celui de la réalité mondaine dans laquelle ces événements ont eu « lieu ». Cela dit, la réalité intermédiaire qu’est le monde imaginal prend une ampleur distincte dans les expositions particulières de différentes écoles qui font souvent état d’aspects du monde imaginal (alâm al-mithâl) ne figurant pas ailleurs. Il y a plus : chez certains mystiques qui attestent des expériences visionnaires, le monde imaginal ne figure pas du tout.

Il est bon de distinguer les aspects formels des différents enseignements et reportages d’expériences mystiques de différentes époques et de différentes écoles. Cela est évidemment nécessaire pour établir une science des religions. Toutefois, quant aux faits spirituels, du point de vue de la phénoménologie de l’Esprit qui informe les prises de position philosophiques de Corbin, il vaut mieux éviter la réification des idées, au moyen de laquelle des caractéristiques secondaires peuvent nous faire méconnaître la réalité première (l’origine et le sens) de la chose elle-même. Il sera utile, et très intéressant, de faire une étude de l’évolution et de la variation textuelle, de l’inclusion et de l’exclusion, de l’horizon du alâm al-mithâl dans les enseignements des différentes mystiques en terres d’islam. Selon la perspective corbinienne, un tel travail aurait les représentations du alam al-mithâl comme objet, mais dès qu’il sera question de compréhension phénoménologique de ce dont les auteurs mystiques témoignent, l’« objet » serait l’épreuve de l’expérience visionnaire d’une Réalité, en accord avec la reconnaissance du fait que la « gnose, qui ne se réduit à aucune de ses formes particulières […] constitue une conception du monde originale, homogène. »[121][121] Toute exposition de faits spirituels, Corbin le répète souvent, reste au niveau du texte chiffré, « c’est la lettre elle-même qui est la métaphore, c’est l’énoncé qui est une trans-gression de l’Idée ineffable. »[122][122]

Pour le mystique et pour Corbin, le support de l’écriture est une stratégie mimétique pour faire entendre au lecteur la résonance de la réalité spirituelle. Cette audition, cette lecture, ne se fait pas à partir des yeux ou des oreilles, mais s’accomplit par la vision et l’ouïe d’un corps subtil et est le réfléchissement de l’Ange dans l’âme consciente ou cœur du mystique.

«[La] religion sohravardienne de l’Eros transfiguré, mettant en œuvre toutes les ressources de l’Imagination métaphysique, nous reconduit de nouveau à la nécessité de reconnaître l’ontologie propre au mundus imaginalis ; c’est dans le monde imaginal que le fondement métaphysique de l’Eros transfiguré et transfigurateur peut être « visualisé » intérieurement ; or, cette visualisation pour et par laquelle s’animent des personnages réels de leur réalité propre, est nécessaire ; sinon, tout resterait à l’état de possible théorique. Et là même, en dernier ressort, se trouve noué le lien entre la métaphysique sohravardienne des essences et la scénographie de ses récits mystiques. »[123][123]

Examinons d’abord une des systématisations par laquelle figure le monde imaginal et qui permettent à Corbin d’affirmer, théoriquement, la rupture avec l’unité arithmétique du temps et de l’espace chère à la tradition philosophique occidentale. Nous verrons que la cosmologie dans laquelle le monde imaginal prend sa place chez Ibn ‘Arabi est telle que l’imaginal y est nécessaire à l’Être étant la réalité même de la correspondance intime de Dieu avec ses Créatures.

Ibn Arabi décrit la création ou plutôt l’émanation de l’être divin en tant que répartition de plans hiérarchisés de l’être. Ils sont cinq en tout, les cinq Hadarât ou « Présences » qui sont aussi les cinq Descentes (tanazzolât) grâce auxquelles Celui qui est parfaitement transcendant descend en se manifestant. Nous parlerons alors de cinq faces de Dieu qui sont les Noms ou déterminations au moyen desquels l’inconnaissable se fait connaître, l’ineffable se fait sentir, et l’absolu, absout de toutes qualifications, se fait qualifier.[124][124] La réalité du monde visible sensible n’est que la dernière descente et ne peut subsister que grâce aux Présences qui lui sont supérieures et qui la précèdent dans la procession de l’être. Il est une possibilité pour l’être humain de se rendre présent à tous les cinq Hadarât, mais cette contemplation est en propre celle de Dieu. Pour la plupart des humains, leur présence est limitée à la contemplation des corps matériels denses du monde sensible. Pour les mystiques, la possibilité existe, selon la capacité de leurs cœurs, de contempler des Hadarât au-delà du monde sensible.

Il y a un rapport au moyen duquel chaque présence cache en elle la présence supérieure de celui qui la précède et préserve dans l’être celle ou celles qui le suivent dans les plans inférieurs. De cette manière, tous les degrés de l’être ne font qu’un dans l’unicité du Regard divin qui les contemple sans distraction, bien qu’ils soient distincts et partiellement occultés selon le degré d’inconscience du témoin humain. Les Présences, cependant, sont toujours présentes à la Conscience divine. On pourrait même dire que si les cinq hadarât ne Lui regardaient pas, elles cesseraient d’exister. C’est cette réciprocité dont il faut toujours tenir compte puisqu’elle opère également dans la contemplation du mystique : le degré d’éveil du mystique par laquelle il arrive à contempler ou préserver des multiples hadarât correspond à l’intensité ou plénitude de son existance en tant qu’acte d’être.

C’est grâce à la puissance créatrice propre au cœur qui s’appelle le himma que le mystique se rend présent aux multiples plans de l’être et qu’il les rend présents. En préservant les hadarât, le cœur du mystique est créateur, car le hadarât est préservé précisément par et dans l’être du mystique. Nous retournons alors à ce principe phénoménologique énonçant que le phénoménologue fait somme avec le phénomène. Ici, nous rencontrons le même processus avec la précision additionnelle que c’est un des degrés de l’être révélé avec lesquels le mystique fait somme en faisant acte présentiel par la puissance spirituelle (himma) de son cœur subtil.

Nous disons que le himma est une puissance créatrice car l’acte par lequel le mystique contemple ou préserve un hadarât participe à l’acte créateur divin qui le préserve à tous moments. Le regard avec lequel le mystique contemple les hadarât des mondes du mystère est le même que celui avec lequel Dieu les préserve dans l’être. La puissance du cœur correspond alors à la puissance créatrice divine, et ce témoignage à travers les Présences ne fait pas référence à autre chose que, une fois de plus, à l’unité mystique de l’amour, l’amant et l’aimé. Les Présences subsistent à travers (ils trans-scandent) les naissances infinies du semblable dans le regard de Dieu qui est Imagination créatrice. L’âme humaine peut témoigner des Présences se situant au-dessus du monde sublunaire des existants puisqu’elle participe à l’Imagination créatrice divine. Le monde Imaginal n’est pas tant un monde distinct que l’ouverture de l’âme humaine sur la réalité Imaginée de la Création même. Nous avons dit que l’âme, en quelque sorte, sécrète sa propre substance qu’est le mundus imaginalis. Cependant, l’image serait peut-être plus nette si nous disions que l’âme humaine participe à une Imagination Créatrice lumineuse. En se tournant vers le monde sub-lunaire, la lumière de l’âme illumine (met au jour) la luminosité propre de l’Être : et ce par quoi l’Être est instauré, ce en quoi l’Être consiste, est cette même lumière divine qui est aussi l’irradiation de l’âme.

Le monde imaginal, cité d’émeraude dont les murs brillent de par leur propre lumière, est l’Imagination créatrice de Dieu se révélant à son propre regard dans l’Imagination divine qui est la substance de l’âme humaine. Il est, alors, moins un monde à part par rapport au monde sublunaire, que le monde à partir duquel le monde divin nous regarde, et le monde à partir duquel toute la Création se remémore l’unité du Tawhîd. Ici encore, nous ne croyons pas qu’il soit inutile de rappeler la position phénoménologique en vertu de laquelle ceci renvoie moins à une image qui appartient aux croyances d’un pratiquant du soufisme qu’à une autre par le biais de laquelle il est possible de méditer certaines questions fondamentales à l’Être.

Le Deus Absconditum n’est pas le Deus Revelatus.

Cependant, dans le Dieu révélé --Il est, Dévoilant.

La illaha ila allah.[125][125]

 

En décrivant le monde imaginal qui est le lieu des visions prophétiques, le langage d’exposition a pour effet de fragmenter une réalité qui se découvre toujours au mystique, du fait de la participation des mondes révélés à l’unicité de Dieu (Dieu unifique), comme à celle d’un monde. À travers la lecture corbinienne d’Ibn ‘Arabi, nous est suggérée une Image qui peut nous aider à envisager un lien entre la multiplicité d’univers ou d’horizons de l’être ainsi que celle des temps et l’unicité de l’expérience mystique. Cette Image, assez humouristique comme peut-être toutes choses sérieuses en philosophie spéculative, nécessite d’abord que l’on se représente le monde à l’envers. Ensuite, là, suspendu où normalement on verrait le ciel : un océan. La vie des corps matériels denses se passerait sur sa surface, et, bien que l’ignoreraient ceux qui sont les habitants de cet horizon de l’être, tout ce qui existe à cette surface est tributaire de la vie des profondeurs qui la soutiennent et de laquelle les existants de la surface seraient les descendants. L’unicité du regard divin est constitutive de l’océan dans sa totalité. La conscience que le mystique peut en avoir dépend dans un premier temps de la profondeur de son immersion. Dans un deuxième temps, selon sa capacité à contempler la Présence et de cette manière à transcender l’existant, que celui-ci soit plus ou moins subtil, et quelle que soit la profondeur particulière de Présence dans laquelle se manifeste le phénomène, le mystique peut arriver à réfléchir le regard divin trans-scendant : ouvrant ainsi comme un panoptique visionnaire englobant, c’est à dire unifique. Nous disions que le monde imaginal est celui à partir duquel le monde divin nous regarde parce que ce n’est qu’à partir de la conscience éveillée à l’imaginal que nous aurons la dignité de nous hausser nous-mêmes hors de notre état d’oubli et d’inconscience et vers celui de la remémoration des profondeurs originelles de l’être.


Chapitre 6

L’héritage platonicien et son développement oriental

La philosophie mystique d’Ibn’ Arabi, celle de Sohravardî et peut-être, pourrions-nous dire, celle de presque l’ensemble des penseurs systématiques du soufisme, contient des éléments qui ressemblent de près à la philosophie platonicienne. Cependant, en considérant l’image de la Création que nous venons de construire, à partir de la pensée d’Ibn Arabi, il y a bien des distinctions qu’il faudra admettre entre soufisme et platonisme. Néanmoins, il existe également de possibles qualifications qu’il est important d’introduire, pour envisager l’étendue de la connaissance intime qu’avait Platon des doctrines que lui-même mettait à l’écrit. Il faudra, d’abord, adresser la transition qui semble s’être produite à son époque, en grande partie grâce à lui, de la philosophie comme pratique spirituelle à la philosophie comme exercice intellectuel, ce qui n’est pas du tout la même chose.

L’accusation a souvent été portée contre Corbin (certes en des milieux autres qu’académique) d’avoir trop intellectualisé le soufisme. Cependant, la moindre connaissance sommaire des écrits complexes et érudits d’un Ibn Arabi, d’un Sohravardî ou d’un Mollâ Sadra Shirazî suffira pour l’innocenter de cette charge. L’accusation porte tout de même une vérité essentielle qu’énonce ces mêmes auteurs et Corbin lui-même: L’intellectuel sans plus est exclu de la compréhension vraie ou haqiqât. Si Aristote ne se trouve exclu des rangs des mystiques dans la hiérohistoire que ces derniers formulent en terre d’islam, la raison en est qu’en Orient, ce n’est pas Aristote mais le pseudo-Aristote qui est reconnu au titre de Primum Magister. Les textes qui lui sont ainsi attribués incluent ceux de Plotin et excèdent de loin les paramètres limités de la pensée péripatéticienne. Toutefois, même avec l’addition des textes de Plotin, Aristote et le péripatétisme sont considérés comme intrinsèquement constitutifs de la formation préalable au mystique désireux d’emprunter la voie des connaissances vers le sens vrai. Ce qui manque aux Péripatéticiens, pour Corbin et pour les penseurs Soufi et Shî’ite en général, c’est la pénétration du sens subtil et des réalités cachées des phénomènes : tout est extériorisé, une seule chose reste à penser, une totalité entièrement unidimensionelle et fragmentée. Si la caverne de Platon n’est pas réduite à l’absurdité d’une allégorie, la profondeur de la philosophie peut se faire sentir. Mais le problème de l’introduction du principe de séparation au monde des mystères (dont le secret effectif est précisément cette coincidentia oppositorum de l’unicité d’univers multiples) selon les lignes de faille du discours littéral et législatif est déjà évident chez Platon.

Corbin ne formule pas une critique compréhensive contre Platon et Aristote, mais il en exprime l’essentiel. Pour lui, le récit visionnaire est à ré-citer en tant que vérification expérimentale d’événements spirituels et répond ainsi à une intention mystique qui excède les possibilités de tout traité didactique[126][126] Pour Corbin, seul le poète mystique est en mesure de donner une expression effective aux réalités spirituelles. Platon, par contre, aurait exilé le poète de la « République ». S’il s’est certes abreuvé aux sources de la communauté pythagoricienne, célèbre pour son opposition héroïque à la tyrannie étatique d’Athènes, il est néanmoins vrai qu’à partir de lui, la philosophie va prendre une direction qui mène à l’anéantissement de la singularité personnelle dans un rationalisme et une citoyenneté idéale régis selon des lois immuables, aussi éternelles et aussi éloignées de l’humanité que les idées archétypes avec lesquelles elles correspondent. L’orphisme pythagoricien, avec ses poésies initiatiques anonymes, orphisme dont la préoccupation centrale est le secours de l’âme singulière, est conservé grâce aux éléments mystiques (comme le récit de la caverne), dans l’œuvre de Platon. Mais tout comme l’intérêt législatif de la ville et de la communauté prend le dessus sur l’intérêt de la gnose, connaissance salvatrice propre à la personne singulière, dans l’essor de l’Islam ; l’intérêt premier du Platonisme qui se dévoile dans sa descendance en Occident semble être l’occultation des questions portant sur la gnose par une valorisation du discours philosophique en soi. Ces questions se portent dès lors sur le sens ou la possibilité du sens linguistique dans sa relation objective avec le monde matériel, et sur la capacité de ce discours de dominer ce monde sous l’égide d’un devoir-être idéal fondé sur la transformation d’une transcendance paradoxalement inhérente au monde en une transcendance raisonnablement séparée de lui. Ainsi avons-nous créé la science moderne, et organisé la structure des villes et des nations, tout en subjuguant la nature au nom d’une éternité évolutive de la civilisation que nous nommions le progrès. Mais en ce qui concerne la tradition expérimentale de la philosophie en tant que gnose, nous nous sommes dépourvus de cette tradition en faisant en sorte que cela constitue une hérésie : qu’il soit déclaré hérétique par l’autorité de l’Église ou par celle de la Science, le vrai poète est banni de la République. L’exil occidental ou communauté de la ville des oppresseurs est le devenir qui nous réserve une philosophie dépourvue de cette Imagination qui est voyage imaginal et découverte du monde de l’âme.

Le cas de Platon illustre le danger de la conceptualisation et de la réification linguistique : la réalité composée pour nous d’horizons de l’être, d’Idées archétypes, et du Monde imaginal, par exemple, ne peut rester au niveau linguistique mais doit s’élever au niveau vécu ou expérimental. L’idée de la transcendance en tant qu’elle opère une séparation abstraite de la Réalité éloigne de nous la responsabilité de l’Être. Elle nous libère l’intellect pour les manipulations scientifiques de l’étendue. Plus question de faire face aux questions paralysantes d’une Réalité qui est paradoxalement Un, la Réalité et responsabilité du tawhîd : cela devient en propre la responsabilité de spécialistes dans une branche bien encadrée de la pensée que nous appelons métaphysique. L’idée assez terrifiante que toutes nos pensées ne font que nous égarer, que notre indépendance, notre liberté à penser notre monde n’est que l’aspect superficiel et séduisant de liens qui nous serrent et qui nous conservent dans l’inconscience, dans l’ignorance de notre propre être, est évacuée par les possibilités infinies de manipulations linguistiques (de tous les degrés de séparation de l’être) dans les édifices complexes de la philosophie moderne.

« Plato was able to start structuring a whole world of separation, to begin theoretically articulating the principle of transcendence: of the need to get from here to there even though there is no there apart from here. Our minds had been given permission to play hide-and-seek with themselves. [...] Plato was the man who « by a truly creative act transposed these ideas definitively from the plane of revelation to the plane of rational argument. » »[127][127]

Nous voyons ici clairement un des soucis centraux de tous nos auteurs mystiques, l’exhaussement de la pensée philosophique au niveau des vérités spirituelles par la vision théophanique qui est la révélation de l’âme. Nous dirons alors qu’il est vrai que nos mystiques en terre d’islam s’en servent d’un cadre platonicien pour décrire leurs expériences visionnaires, mais en s’en servant ainsi, ils n’oublient jamais la correction essentielle du tawhîd qui vient répondre aux degrés de séparation abstraits et illusoires de toute systématisation intellectuelle. En outre, ils donnent un sens à ces degrés de séparation, c’est le sens de l’ouverture infinie de la Révélation sur l’indétermination d’un Dieu absolument transcendant : la possibilité d’un Dieu ineffable qui se fait connaître à travers tous les signes, toutes les idées, tous les égarements, tous les systèmes, tous les phénomènes qui témoignent non seulement de Lui mais aussi de son absence et de notre isolement. Ce qui nous paralyse chez les poètes mystiques est qu’ils nous forcent à nous confronter à des problèmes que nos intellects sont incapables de résoudre. La responsabilité du tawhîd est celle de méditer ces paradoxes jusqu’à ce qu’ils réussissent à détruire nos intellects, et toutes les illusions qu’ils soutiennent et auxquelles nos personnalités ténébreuses se raccrochent avec tant de désespoir. L’intellect et la personnalité rationnelle (soyons raisonnables, comme cela nous est suggéré par cette expression familière) sont des lieux à l’abri ou l’on peut jouir du luxe sans complexes de l’inconscience de Soi :

« La pensée logique a tendance à conclure pour exclure, à séparer pour mettre la main sur quelque chose de définitif. La conclusion une fois « tirée » le problème est « évacué » et la pensée peut « se reposer » sur du « solide ».[128][128]

Ce passage de Moulinet nous révèle aussitôt le sens profond d’une remarque de Corbin : « de génération en génération, les théosophes et mystiques de l’Islam ont médité et réfléchi jusqu’au vertige sur le tawhîd. »[129][129] C’est que notre illusion du « solide » est précisément ce qui nous sépare des connaissances vertigineuses qui sont les véritables fins de la Philosophia. Corbin a consacré une carrière entière à faire découvrir la philosophie islamique à l’occident. Il s’était déjà attaqué au préjugé facile qui séparait toute philosophie des questions religieuses. Mais nous voyons aussi qu’il en existe un autre qui tendrait vers l’exclusion de tout soufisme « ascète » (c’est-à-dire tout soufisme qui ne se fonderait pas d’abord sur l’exégèse de textes, mais sur d’autres pratiques spirituelles) du plérôme de la philosophie islamique. Cela revient à établir une équivalence, encore une fois, entre philosophie et discours philosophique, ce qui semble d’évidence absurde.[130][130] Ajoutons que chez un Ibn Arabi et un Ruzbehân, le Coran, le phénomène du Livre saint, déborde les supports manuscrits. L’âme elle-même peut être un Coran, ainsi que le monde qui se révèle comme le réfléchissement du Livre divin. Nous avons déjà mentionné que les philosophes orientaux ne le sont qu’à la condition qu’ils apportent la corrective de leur expérience visionnaire dans l’exégèse des textes. Si leur exégèse restait au niveau des évidences intellectuelles, ils ne seraient pas dignes du nom de Philosophes, selon Corbin. Il est tout aussi évident que si la sagesse vraie est connaissance salvatrice ou gnose, l’amour de la sagesse qu’est la philosophie n’aura finalement pas nécessairement besoin de discours ou de systématisations linguistiques comme support : que ce soit pour l’acquisition de la connaissance ou pour sa transmission. Quand la philosophie se joint à une vocation mystique il en résulte un

« passage de la forme d’exposés logiquement transmissibles à [des] discours en similitudes, dont la signification ne peut être apprise, mais reçue comme un don, le don même qui les révèle. Et […] cette transition […] trouve sa raison d’etre […] dans une exigence à laquelle la plus parfaite synthèse ne saurait satisfaire. »[131][131] Et c’est peut-être une des significations de la figure énigmatique d’al-Khadir qui enseigne à Moïse par des épreuves, des expériences ou événements auxquels le prophète participe en compagnie de son maître, qui transgresse les limites de sa compréhension morale. C’est une transgression qui est d’évidence aussi une transgression de la littéralité et de la lettre de la loi qui sont associées à la figure de Moïse.

Corbin connaît le danger de la langue théorique, mais elle doit participer pour lui à l’amphibolie ou ambivalence fondamentale dont Ruzbehân parle en tant qu’iltibâs, et que Kingsley évoque en faisant référence à la ruse et à la profonde ambiguïté d’une déesse (l’Amour) qui serre et emprisonne notre âme et qui dévoile sa liberté intérieure dans les mêmes liens. L’ensemble des systématisations philosophiques de ses auteurs sont pour Corbin le support premier de sa méditation philosophique et c’est dans l’exégèse phénoménologique, la voie principale à travers laquelle il mène sa vie spirituelle, qu’il va assumer la responsabilité de sauver les phénomènes de l’illusion de séparation dans laquelle ils apparaissent sombrer. Reconduire les phénomènes à leurs sources c’est voir, par delà un discours fragmentaire, l’Être de la multiplicité à la lumière de l’Être unifique.

Corbin affirme avec Haydar Amoli que la philosophie peut servir, et même doit servir, de protection contre l’égarement. Mais il est tout aussi conscient que la nature d’une certaine philosophie, et même celle de la philosophie occidentale dans sa forme dominante et institutionnelle, est d’être un long égarement soutenu, incapable de mener à une compréhension des réalités spirituelles. Pour Kingsley, le temps est venu d’écouter sérieusement des figures comme Empédocle et Parménide, deux philosophes présocratiques qui ont choisi expressément d’écrire en langage poétique pour transposer le récit de leurs connaissances ésotériques. Ce qu’ils racontent approche de beaucoup plus près les récits visionnaires d’un Sohravardî que l’édifice de la pensée Platonicienne. La différence se situe peut-être au niveau de l’Imagination (c’est-à-dire au niveau de l’Imagination créatrice révélant l’Unicité que recèle tout phénomène), et peut-être est-il aussi question de fidélité. Car si notre Platon est le fondateur de la cité moderne en tant que philosophe qui opère la réconciliation de la philosophie et la législation de la République, il va définir les buts ultimes de l’homme en prenant en considération l’intérêt de cette même République. Mais le voyage de l’âme, la découverte vers laquelle Empédocle et Parménide et toute la carrière et l’œuvre de Corbin nous poussent est un voyage solitaire. Le bien commun des hommes n’est pas à évaluer par un seul d’entre eux d’autant plus qu’il apparaît pris au piège. La question est de savoir à qui ou à quoi la personne doit sa fidélité : à la communauté de ses semblables (les autres prisonniers qui l’entourent tout en ignorant leur état) ou à sa véritable Image et Seigneur Divin qui peut l’aider à se libérer ?

Le vrai poète se trouve banni de la République, banni du monde de la Loi et du discours de la Raison. À sa place, l’intellectuel sans plus est libre de poursuivre l’étude de la linguistique et du monde phénoménal dans son objectivité, c’est-à-dire sans être confronté par la responsabilité de restituer à ce monde fragmenté son unicité première, unicité qui plutôt que de s’objectiver s’insiste au sujet. Le langage ou discours philosophique est apte à la construction de systèmes raisonnables dont la stabilité dépend d’une séparation abstraite de thèses contradictoires. Au contraire, le langage poétique, avec ses ressources ambivalentes, est ce par quoi le discours peut maintenir un lien avec la méditation vertigineuse des paradoxes de l’être. Tout comme il incombe à l’homme vert (al-Khadîr) de détruire l’attache aveugle de Moïse à la lettre de la Loi, il revient au vrai poète de détruire l’illusion de l’auto-suffisance et stabilité éternelle des édifices de la Raison, pour qu’une fois de plus la personne soit confronté par la responsabilité effrayante d’âccomplir le tawhîd, d’être ce par quoi le monde a un sens.


Chapitre 7

Révélation et révision philosophiques

La sympathie de Corbin n’est jamais portée aux juristes, ni aux docteurs de la loi Coranique, ou au clergé de l’Église chrétienne. Tout comme le commun des humains n’est pas en mesure de comprendre les réalités spirituelles, les institutions religieuses sont l’enténébrement du message prophétique. Aucun dialogue n’est possible à partir des discours officiels des religions. Il ne peut se produire que dans les relations entre des individus participant aux traditions ésotériques qui forment le cœur de leurs religions confessées. La raison, Corbin le dit clairement, est que toute révélation prophétique nécessite d’être suivie par une gnoséologie car la raison même de cette descente prophétique est la remontée qu’elle permet aux fidèles à son insu. La division ou dédoublement prophétie/gnoséologie se produit en réponse à la déclaration en Islam que Mohammed est le sceau des prophètes. Ce fait est interprété par les shî’ites et par un grand nombre de soufis comme voulant dire que Mohammed sera le dernier prophète chargé d’apporter une nouvelle loi aux humains. Mais la prophétie en tant que profèrement du Verbe divin ne pourrait jamais cesser de se produire aussi longtemps qu’il y aura sur terre des êtres humains que la connaissance de Dieu regarde. Le prophète (nabi) tout court se différencie alors du prophète législateur (nabi rasûl) et il prend le titre, chez les shî’ites du moins, de Wâli. La différence est essentiellement celle de l’énonciateur qui profère la Parole par le biais d’une écriture investie par la divinité et celle de l’auditeur qui reçoit la Parole dans sa lecture spirituelle. Dieu devient Parole consacrée par le Livre saint pour que l’être humain le récite dans son âme.

Les philosophes mystiques en terre d’Islam, auxquels s’intéresse Corbin, bien qu’ils soient unanimes à déclarer Mohammed le Sceau des Prophètes, n’ont jamais cessé de recevoir la révélation du Verbe divin. Mais en recevant cette révélation, le mystique fait Un avec ce qui lui est révélé. C’est dans son énonciation que la révélation s’épand dans la multiplicité et la séparation de la signification linguistique. Nous prévoyons que l’on nous allègue que tout cela n’a pas grand chose à faire avec la philosophie. Or, au contraire, pour Corbin c’est précisément cela le champ naturel de la réflexion philosophique car philosophie et religion ont, toutes deux, leur origine dans la prophétie. Et chacune nécessite l’effort exégétique de la remontée vers l’Un, de ce tawîl de l’âme, dans lequel se dévoile la confluence des lumières de la divinité et les lumières de l’âme dans la singularité personnelle qu’est la vision de l’Ange.

L’importance accordée, en terre d’islam, aux écrits de penseurs qui ont établi la correspondance fondamentale entre philosophie et religion permet à Corbin d’amplifier la réflexion sur des courants spirituels correspondants qui ont été effectivement marginalisés au cours de l’histoire en Occident. Un des résultats du dialogue qu’il instaure entre philosophie, religion occidentale et philosophie prophétique de l’Orient est une conscience croissante des limitations artificielles qui ont été imposées, comme des œillères, à la conception de l’âme humaine en Occident. Ce fut fait par l’établissement d’une lecture ou exégèse officielle de la philosophie et de l’histoire de la philosophie (depuis Aristote à Hegel en passant par Descartes, selon une Raison et une Imagination particulières, à l’exclusion d’autres conceptions possibles) qui finit par exclure l’enquête gnoséologique qui lui est propre. Cette exclusion se situe du côté des sciences « rationnelles » et va de pair avec l’institutionnalisation des traditions spirituelles qu’elles relèvent de l’Église chrétienne ou de la Loi coranique. S’ensuit la nécessité d’une révision toute entière des histoires de la philosophie et de la religion.

L’histoire de la philosophie est l’histoire d’une certaine interprétation cumulative et institutionnelle des idées qui continuent à dominer la pensée sans pouvoir pour autant complètement éteindre les lumières de traditions qui se maintiennent à l’autre bord de ses œillères. En indiquant la nécessité d’une révision radicale de Kant et de Hegel, nous ne disons pas que Corbin soit pour autant en désaccord complet avec l’un ou l’autre de ces deux grands philosophes, mais il se trouve qu’il privilégie d’autres éléments constitutifs de leurs écritures que ceux qui reçoivent ordinairement la plus ample récognition. Cela dit, pour Corbin, l’univers hégélien est profondément malconçu en ce qu’il vient comme terme final de l’incarnationisme institué par les Conciles. L’unité du monde et du temps, dans lesquels Dieu s’incarnera, univers en évolution dialectique vers une fin des temps ou Dieu se révélera comme totalité plénière consciente et abolition de ce même temps, cela ne satisfait pas à l’observance de la transcendance absolue de Dieu ni n’explique le phénomène de la révélation prophétique et sa répétition toujours singulière dans l’expérience des mystiques, ni ne réserve à la personne une possibilité salvifique singulière. Au contraire, cela mène à une résolution du problème de la personne par l’anéantissement dans le Tout.

« Ce qui est en jeu dans l’Idée de la métahistoire n’est donc rien moins qu’une différentielle du thème, du schème, néoplatonicien, qui, en Occident, connaîtra pour expression l’unification de l’Un dans et par l’histoire. La différentielle orientale tient à ceci […] nulle unité de l’Un et du multiple qui ferme l’Un au multiple. La béance qui s’ouvre entre l’histoire et la métahistoire réfléchit le « tourment de l’Un ». Or cette ouverture, la philosophie hégélienne s’emploie à l’éprouver, comme la Passion, Dieu à la deuxième personne dans la nuit de la Croix : dans une épreuve qui peut être historiquement surmontée. La grandeur du hégélianisme tient tout entière dans cette saisie de la grandeur de la théologie de l’Incarnation. […] Inversement, la grandeur des Orientaux est dans le refus de confondre, de comprendre comme deux termes unis, la « Croix de Lumière », métahistorique, toujours recommencée, et les croix historiques. […]

Ils réservent toujours la béance entre l’espace où la dramaturgie de l’Un se manifeste et celui où elle « retombe » en événements historiques. De sorte que jamais rien dans l’histoire ne peut passer pour son abolition. »[132][132]

De son côté, Kant crée un système philosophique qui interprète les données du monde et de la conscience humaine, mais sans satisfaire à la nécessité de s’interroger sur les fondements possibles de son propre projet spéculatif. En effet, comment se définit la donnée, comment peut-elle être donnée ? La théorie kantienne est dépourvue d’une méditation sur la manifestation ou la révélation du monde, ce à quoi répond la philosophie orientale en élaborant une théorie de l’Imagination en accord avec l’expérience visionnaire. La Raison du Concept ne saurait être la faculté régulatrice d’une philosophie sans que l’Imagination soit déjà intervenue pour unifier l’aperception. M. Jambet explicite les émendations que la philosophie orientale d’Henry Corbin vient apporter à la philosophie kantienne, de telle manière que la fondation même de sa Critique semble faire appel à l’Imagination créatrice (ou transcendantale) des théosophies orientales pour pouvoir contempler son propre fondement sans fond. Ni les Concepts ni la Raison ne sont à mesure d’expliquer leur propre possibilité phénoménale. Tout au contraire, ils doivent s’ordonner et tirer leur sens selon un Schème unifiant provenant de l’Imagination.

« L’imagination, disqualifiée en tant que pouvoir de connaître, se retrouve, en fait, à l’origine du système, impensée en tant que telle, mais présente, affirmée, sous le chef de la lumière naturelle. Elle n’est autre que la liberté infinie de méditer sur le fondement, la puissance de questionner l’être du sujet, d’aller de ses actes perceptifs à leur source, dans la subjectivité de l’Ego Cogito. Kant fera la théorie de ce mouvement originaire de la pensée, quand il montrera que l’imagination est le pouvoir de produire des schèmes transcendantaux. Toute philosophie, celle de Malebranche comme les philosophies orientales, doit son orientation dans la pensée à l’imagination que la fonde et la structure selon un schème original. Ces schèmes transhistoriques commandent l’orientation des mouvements libres où se mêlent, varient, changent d’octave, des thèmes qui parfois s’ordonnent si miraculeusement qu’ils composent la symphonie inimitable d’une grande philosophie. »[133][133]

Pour Corbin, la philosophie et la religion en Occident se heurtent contre l’héritage de l’incarnationisme. L’interprétation de l’histoire de la philosophie et de la religion qui s’y est imposée est l’enténèbrement de la révélation puisqu’elle nie toute gnose, en l’ignorant ou en la banissant sous le nom d’hérésie. C’est une interprétation qui milite contre toute tentative personnelle d’éprouver pour soi les vérités spirituelles. D’ailleurs, le vrai sens de la prophétie ne se trouve que dans la gnose, car la raison de la descente de Dieu dans Sa révélation n’est autre que la remontée de l’être humain par la connaissance de celle-ci.


Chapitre 8

L’enfer de la lettre et de la loi en l’absence du Seigneur

Nous venons, suite à notre trop brève discussion de deux des penseurs les plus notoires de la philosophie occidentale, à la question de la possibilité d’une révision de l’histoire de la religion en consonance avec une philosophie prophétique qui reconnaît la nécessité de l’ontologie propre d’un monde intermédiaire (le mundus imaginalis) ainsi qu’un temps qui lui est propre, celui de la métahistoire. C’est une reconnaissance qui a son origine dans la distance absolue qui existe entre le Déus absconditum et le Dieu révélé qui se manifeste au fidèle, distance absolue et vide que les révélations infinies, toujours uniques, et toujours neuves de la divinité ne peuvent arriver à combler de telle sorte qu’elles portent alors doublement témoignage : comme le bonheur témoigne de la vie et de la souffrance mortelle dans la mesure où il est un sentiment surgissant d’un autre qui le précède étant par là même fondamentalement transitoire.

La scission qui existe à l’intérieur de la Révélation, puisque toute révélation doit être aussi révélation de l’absence divine a des conséquences importantes relativement à une méditation du phénomène de la Loi. L’idée d’une Loi qui soit révélée une fois pour toutes dans le temps comme Verbe divin est fort semblable à celle de l’Incarnation du Christ. Si l’Islam orthodoxe reconnaît le danger de l’Incarnationisme christologique en ce qu’il prive Dieu de son absolue transcendance, la même reconnaissance ne s’opère pas toujours dans le respect de l’Incarnation du Verbe dans une Loi figée par la lettre.

L’importance majeure de l’identification de la Première Intelligence des philosophes avec l’Ange Gabriel ou Esprit saint est qu’implicitement, c’est à dire, déjà dans l’affirmation, la Loi dans son aspect littéral est dépassée par le mystique grâce à la philosophie spéculative. Corbin n’a pas besoin de faire état de cette précellence sur la Loi, car avec l’affirmation de la concorde ou homologie entre la Première Intelligence et l’Ange Gabriel elle est déjà établie : la prophétie ne se résume pas tout d’abord dans l’acte législatif (énonciateur), bien qu’elle puisse le soutenir, mais dans le phénomène d’illumination de l’Ange qui est essentiellement et nécessairement ouvert à toutes créatures humaines, toutes créations de l’Ange… Moulinet ne précise pas en vain que « La doctrine empêche d’errer, mais si elle n’est pas mise en acte elle dégénère en idéologie. »[134][134] Et nous ajouterons à ce sujet qu’en tant que pouvoir temporel et mondain la religion et la philosophie, pour Corbin, sont toujours menacées par la possibilité de cette dégénéressence. Dans son livre Avicenne et le récit visionnaire Corbin met à jour ce qu’il voit comme perdu par l’interprétation institutionnelle de l’œuvre d’Avicenne, partant ce qui constitue la vraie révélation et la vraie sagesse.

« La médiation angélique qui est la forme même, nécessaire et chaque fois unique, de la révélation de la déité cachée et inaccessible, achève un processus d’individuation qui fait accéder le moi au seuil de cette trans-conscience où s’annonce à lui le véritable Sujet qui le pense en l’individuant et l’individue en le pensant, c’est-à-dire en le révélant et en lui révélant cette révélation (conscience de sa conscience !). Et c’est pourquoi les Fidèles d’amour pouvaient professer le même culte pour la même Intelligence-Sophia, tout en percevant sa Figure-archétype sous les traits d’une Figure chaque fois autre, unique pour chaque unique.

Mais cette médiation individuelle et individuante, comme irrémissible fonction à laquelle satisfait l’angélologie, ne peut être qu’un embarras et un péril dès lors qu’une Église se considère comme possèdant la Révélation historico-collective, et partant comme dépositaire et médiatrice unique indifféremment pour tous, de cette même Révélation qui est la Sagesse. […] une institution ne peut pas remplacer une personne. En fin de compte, c’est peut-être la plus lointaine perspective que nous ouvrirait l’angélologie avicennienne : l’unique et nécessaire médiation qui, s’accomplissant au plan céleste entre la divinité et l’âme individuelle, libère au plan terrestre l’existence individuelle de toutes les formes collectives et institutionnelles. »[135][135]

La fidélité est dûe non pas à la Loi mais à Celui qui génère l’illumination. Si la Loi exerce une autorité, ce n’est pas en tenant la place de l’Ange, mais parce qu’elle tend à nous indiquer sa direction, qu’elle nous oriente en indiquant la manière au moyen de laquelle nous pouvons l’atteindre. Le sens de la Loi commune ne peut alors être confirmé qu’en la dépassant, à quel point, pourtant, qu’elle devient subordonnée à l’être singulier du Spirituel tout comme on dirait que l’eau de la rivière est subordonnée à sa source. Corbin considère l’homologie de l’Esprit Saint, de l’Ange Gabriel et de la Première Intelligence comme fondamentale à la philosophie prophétique en Islam. Il y revient constamment. Premièrement, cette homologie sert de correctif pour la philosophie occidentale qui désavoue la religion, se déclarant une science indépendante de la révélation. Deuxièmement, cette homologie sert de correctif pour toute religion qui prétendrait que la révélation aboutirait au phénomène du Livre saint sans plus, et que tout ce qui persisterait de l’illumination divine consisterait dans la lettre de la Loi, le sens littéral du texte. L’exégèse mystique et la philosophie spéculative sont des approches à la métaphysique et à l’existence foncièrement politiques en ce qu’elles s’opposent essentiellement au monopole des institutions sur le sens que peut avoir la divinité dans la vie humaine. Il y a un paradoxe du monothéisme au niveau de l’Unicité absolue et transcendante qui se manifeste dans la multiplicité mondaine, mais il y en a un autre contigu se résumant dans la question de l’autorité au monde de la multiplicité quand l’Auteur s’absente et s’absout de toutes déterminations. Nous nous proposons de parler de ce second paradoxe, qui est au cœur du travail et des préoccupations d’Henry Corbin, en tant que « l’anarchie essentielle à la voie mystique ». Pour cela, il faut d’abord établir les étymologies dont nous allons nous servir pour que cette figure soit fructueuse. « Anarkhia » dans la langue grecque signifie l’état d’être privé d’un chef ; « arkhein » peut signifier commandeur, et « arkhei » principe. La préfixe « an » indique la privation. Nous avons le sentiment qu’aucun terme ne pourrait aussi bien rassembler les éléments qui nous intéressent présentement. Le paradoxe du monothéisme est précisément celui de l’Autorité en l’absence du Chef, absence de ce Commandeur dont la Parole met l’être à l’impératif, comme disait Corbin. La voie spirituelle et les recherches spéculatives et mystiques sont les réponses à cette question : que faire durant l’absence du Chef ? L’anarchie divine est le problème auquel nous nous confrontons au début de nos recherches et l’anarchie divine sera la réponse, si nous nous efforcions de ne pas oublier de considérer l’action de l’iltibas ruzbéhannienne, cette profonde ambivalence par laquelle ce qui voile est exactement ce qui dévoile, ce qui emprisonne exactement ce par quoi nous nous libérons. Une réponse à la situation fondamentale de l’Anarkhia est l’établissement d’une commanderie intermédiaire. C’est le phénomène Église en Occident chrétien et le phénomène de la Loi en terres d’Islam oriental. L’autorité des institutions prend comme garant le messager divin, le Prophète, pendant que l’Auteur divin se retire dans son silence absolu ; et l’autorité de l’institution prend sa place par rapport à l’humanité. L’humanité n’invoque plus le Commandeur en Chef mais ses « principes » sur lesquelles elle se règle dans Son absence. Dans le cas de l’Islam, la prophétie législatrice est désormais close après le passage de Mohammed : ce qui veut dire que personne ne peut rien ajouter ou contester au principes qu’il a transmis et qui composent le Coran. Le thème et possibilité de l’intervention de l’Ange, Esprit saint, Première Intelligence instaure la réalité première de l’état anarchique, renvoyant le sujet au moment essentiel qui précède le temps des principes ou temps de l’arkhei (terme qui peut aussi bien signifié l’ancienneté). Ce retour conteste la légitimité de l’ancienneté de la tradition puisque l’âme tout entière du spirituel songe à la juvénilité essentielle du présent éternel : à ce moment-là, ce dernier ne peut plus voir la tradition : pris et ébloui par le désir ardent du retour de l’aimée, la tradition ne le regarde plus. La présence mystique qui est la réalité au-delà de la doctrine se résume dans l’audition directe de son Seigneur par le fidèle. Ce fidèle entend le commandement qui met l’être à l’impératif. Cette écoute dévoile la présence du chef et est toujours aussi l’anarkhia, car chaque révélation témoigne de la distance infinie et absolue entre sa singularité et la transcendance de Dieu. La manifestation du Seigneur suit une longue absence ainsi que l’attente du fidèle ou plutôt la quête du fidèle à sa recherche. Moulinet parle des subtilités qui entourent cette question de l’absence de l’Autorité vraie qui est à la fois Sa présence occultée et par là même toujours déjà là, et de la nécessité du refus que lance le mystique aux prétendues autorités terrestres en se lançant à la recherche du Seigneur :

« il y a un Maître absolu et absolument irremplaçable de nos opérations physiques et mentales. Ce Maître est notre propre « Je » et nous le sommes sans pouvoir en prendre possession. Ce pouvoir du « je » est tellement subtil, discret que les hommes ne le perçoivent pas… »[136][136]

 

 

   Nous ajouterons que c’est en raison de cette subtilité que la reconnaissance de l’absence du pouvoir souverain est nécessaire ; l’état d’être conscient du fait que l’Anarkhia est nécessaire à lancer la recherche du pouvoir véridique, seul pouvoir du Maître commandeur. Tout comme la via négationis, qui est méditation de l’absconditum, est proposée par Corbin comme la réponse corrective de l’idolâtrie, nous extrapolons que l’anarchie en tant que discipline rigoureuse et ascétique du conditionnement du moi, qui est encore une fois méditation de l’absconditum, est la réponse temporaire (constituant le moment essentiel de la krisis) au problème de l’autorité temporelle qui prétendra supplanter la responsabilité de chaque personne devant son Auteur.

« C’est pourquoi la nature propre de l’homme ne peut accepter que cette forme de pouvoir qui la libère de tout ce qui est autre et l’ouvre à elle-même. »[137][137]

Ce « Je » qui est nécessairement « libre de toute entrave »[138][138] est découvert comme son propre fond intime par le mystique quand celui-ci atteint l’audition spirituelle ou aperception visuelle dans laquelle Seigneur et fidèle se reconnaissent et se réfléchissent dans une unité polaire.

« Oui, Nous avons créé l’homme. Nous savons ce que lui chuchote son âme. Nous sommes plus proche de lui que sa veine jugulaire. »[139][139]

Cette quête tire son élan vital du fait qu’aucun substitut n’est suffisant. L’amant songe, sans aucune consolation possible, à l’aimée. Elle prend ce pouvoir de renonciation à tout autre chose, du fait que l’Amant fixe son regard sur l’Image de l’Aimée qu’il porte en son cœur. Et ce fidèle d’amour (fideli d’amoré) ne saurait la tromper suite à la rencontre d’une rivale, car dans la contemplation par laquelle il connaît son aimée, dans laquelle il fait la circumambulation de son propre cœur, il se découvre et il se reconnaît. Ainsi, l’amant connaît son aimée avec toute la certitude dont il se connaît lui-même, et c’est avec toute cette certitude qu’il reconnaît l’altérité et absence de celui dont il porte et devient l’Image.

 « C’est le Sujet divin qui est en fait le Sujet actif de toute connaissance de Dieu ; c’est lui-même que se pense dans la pensée que l’intellect a de lui. »[140][140]

L’extension du principe de la via négationis à la sphère politique du pouvoir temporel autorise ainsi un usage particulier de la notion d’anarchie qui est tout à fait apte à expliquer ce que plusieurs islamologues déclament comme l’apparent manque de prise de conscience politique dans les écrits de Corbin, ainsi que l’attribution qui lui est faite par d’autres d’une politique radicale qui se ferait sentir à travers toute son œuvre. Pourtant, nous ne prétendons pas que Corbin ait eu une affiliation quelconque avec des réseaux politiques qui se diraient anarchistes. Au contraire, nous adoptons l’ancien terme grecque d’Anarkhia pour illustrer un état d’âme, précieux au gnostique, qui est la krisis qui doit devancer (chaque fois de nouveau) la prise décisive de conscience de soi : l’éveil à la conscience du Soi.

L’anarchie en ce sens n’est pas une politique proposée en tant que réponse à la situation mondaine (puisqu’elle ne se contente pas de rester sur le même plan d’être), mais le lieu de la crise où la décision du gnostique est prise, et l’état de courage impliqué dans l’affrontement d’une réalité dépourvue et en manque de la divinité. Accorder l’autorité à une institution et se délester de la responsabilité personnelle de sa prise en charge, c’est méconnaître son Seigneur, méconnaître l’Aimée. L’interprétation que les mystiques spéculatifs du Soufisme et du Shi’îsme apportent à la clôture de la prophétie est d’abord que désormais aucun prophète viendrait apporter des principes ou une doctrine pour prendre la place et suppléer l’absence de Dieu. Désormais, la prophétie sera reconduite à sa fonction originaire qui est l’acte d’être présent avec ou d’être à l’écoute de la divinité. Le règne de l’autorité temporelle, l’autorité de la doctrine ou des principes doit premièrement céder à l’anarchie personnelle, réalisation de l’absence du Commandeur, pour ensuite être dépassé par la vraie présence du Seigneur qui se manifeste comme le significatio passiva de la personne singulière du fidèle. Ce dernier doit premièrement refuser tout substitut pour mériter la manifestation ou dévoilement de son Seigneur véritable. Cette situation présente alors le phénomène de l’anéantissement (fana) humain comme nécessaire à la découverte de ce qui persiste (baqa) de la divinité. Le seul désir du fidèle d’amour est de s’en retourner, de revoir son Seigneur aimé, et il implique le refus de tout ce qui se substituerait à cette présence.

La distance absolue entre le Deus absconditum et le Dieu révélé crée une scission à l’intérieur de toute tradition révélée du fait du double témoignage que celle-ci doit porter sur la Présence et sur Son absence. En méditant la Loi comme énoncé prophétique, le Spirituel tend vers l’audition de l’Ange ou récitation de la révélation au présent. En accomplissant celles-ci, en accédant au prophète de son être, le Spirituel devient la source propre de la Loi. Ceci est possible du fait de la précellence de l’illumination originelle de l’Ange, qu’est la révélation, sur son énonciation qui la transpose en langage humain. Le mystique ou Spirituel est celui pour qui rien ne peut suppléer à la Présence divine. Ainsi, même la révélation en visions peut devenir un voile sur la divinité, de telle sorte que le mystique doit s’attacher à la via negationis pour éviter le piège de l’idolâtrie. Il en va de même pour l’institution de l’autorité religieuse. Le terme grecque d’Anarkhia nous convient par excellence pour décrire la position politique du mystique et de M. Corbin, parce qu’il a l’avantage de suggérer premièrement, l’état de crise de celui qui se doit d’agir pour répondre à la situation de l’absence de son Chef : Personnage à qui, pourtant, est dûe non seulement toute sa loyauté, mais tout le sens de sa propre action. Et deuxièment, que cet état de crise constitue un déroulement au présent de la quête comme résolution de l’Esprit décidant de l’avenir auquel cet état a tout d’abord agit en tant que catalyste. En effet, la révélation de la Présence se dévoilera toujours comme retranchement de l’Absolu, nécessitant alors la répétition de l’arrachement de l’Anarkhia. Cela est un paradoxe qui traduit parfaitement l’expression de desesperatio fiducialis par laquelle Corbin exprimait son propre état d’âme.


Chapitre 9

Neuf principes d’une pédagogie orientale

Nous avons dit, tout au début, que le projet de la phénoménologie de l’Esprit qu’inaugure Corbin s’effectue sous le signe d’une métaphysique qui lui est propre. Mais tentant d’esquisser les caractéristiques définitoires d’une pédagogie corbinienne, il faut nous arrêter pour préciser ce que nous entendions par cette assertion. Corbin ne se pose pas en innovateur, mais en héritier. Tout comme les soufies et shi’îtes mystiques sont d’accord pour dire qu’après Mohammed il n’y aura plus de prophètes envoyés avec de nouveaux Livres et Lois, Corbin n’a aucunement l’intention d’apporter de nouvelles conclusions à la pensée philosophique telle qu’elle se produit dans l’Occident géographique ou en Orient. Les croisements qu’il opère entre différentes traditions sont plutôt autant d’ouvertures sur ce qui s’y cache déjà, et la nouveauté des analyses de Corbin ne fait d’eux rien de moins ni de plus qu’une répétition fidèle modelée par sa singularité personnelle. L’avenir de la philosophie n’est pas déterminé par son caractère innovateur mais par une prise en compte de la profondeur de son passé, profondeur qui ne peut se dévoiler qu’au présent, et comme présence, du véritable chercheur.

Ce qui intéresse Corbin dans ses études et son enseignement des traditions mystiques, ce n’est pas de faire ressortir des plans dogmatiques ou des chroniques historiques, mais de comprendre et de montrer l’expérience et la foi du mystique comme il la perçoit lui-même. Et cela implique une phénoménologie de l’Esprit qui suppose du moins la possibilité, chez certains individus, d’expérimenter les états vécus par les grands mystiques. Ici nous retrouvons le premier principe pédagogique qui informe tout le discours et toute l’œuvre de Corbin : il ne peut y avoir de sens vrai hors celui qui révèle l’âme à elle-même. C’est affirmer que tout savoir ne devient connaissance qu’à la condition de devenir le miroir dans lequel la personne découvre une Image d’elle même qui est à la fois Image de sa personne et Image de son Seigneur. Le spécialiste qui s’ignore (peu importe sa discipline), celui qui se considère comme non impliqué dans ses recherches « objectives » ne peut atteindre, selon ce principe, qu’à un savoir vide de sens vrai, et ne peut nullement assumer une autorité réelle, car il n’assume pas la responsabilité de l’être.

Cette responsabilité dans toute sa pesanteur est d’autant plus inquiétante que la manière de l’assumer n’est pas une évidence immédiate des sens ou de la pensée. On ne peut assumer cette responsabilité qu’après l’avoir reconnue comme sa propre possibilité. Elle est de ces connaissances par excellence qui ne se donne pas à la conscience fragmentée qui se dit objective. Mais le vide du « sens du savoir » peut se faire sentir avant la reconnaissance et prise en charge de la responsabilité de l’être : c’est le sentiment de l’exil, la douleur de ne pas se retrouver chez soi. De cette situation s’ensuit ce que nous désignerons comme le deuxième principe pédagogique de Corbin : avant que l’on ait fait l’expérience du face-à-face avec l’Ange, du dévoilement et de la reconnaissance de l’âme, toutes nos recherches ont pour but d’apaiser la souffrance de notre exil. C’est affirmer, non sans rappeler la méthode socratique, que toute recherche se pose pour nous comme quête spirituelle, et que notre devoir se pose comme le refus de toute conclusion qui prétendra à l’autorité d’une connaissance sans pour cela nous avoir dévoilés à nous-mêmes.

Corbin énumère une variété de typologies, selon différentes traditions de la gnose, d’appréhension fondamentale de la réalité à laquelle le gnostique se trouve livré. Cette appréhension est celle de l’étranger qui tente le voyage de retour vers sa patrie d’origine. Il se trouve dans un monde dont les apparences renvoient à un souvenir, dont les lieux et les événements sont des métaphores (nous ne dirons certes pas des illusions !) d’une réalité qui les transcende. C’est avec cette réalité supérieure que l’étranger à ce monde se sent un lien d’appartenance, et c’est vers lui qu’une nostalgie amoureuse l’attire sur la voie du retour. C’est un sentiment gnostique de la vie qui est le seul à pouvoir fonder la responsabilité fondamentale du phénoménologue dans les élaborations de la phénoménologie corbinienne.

Si le chercheur éprouve ce sentiment de l’exil, et accepte le devoir de se mettre en quête de son Seigneur (la révélation de lui-même), il reste toutefois la question de savoir comment procéder à une telle enquête. Les réponses cherchées ne peuvent être tirées de sources extérieures comme cela serait possible pour la simple acquisition d’un savoir abstrait ou « objectif ». Le troisième principe, que l’enseignement de Corbin nous offre, vient répondre à cette question. Comme nous reconnaissons les limites artificielles à notre auto-intellection, nous reconnaissons aussi l’affinité qui existe entre notre situation et celle d’autres personnes. Comme nous reconnaissons l’existence de savoirs qui soient supérieurs au nôtre, le savoir du mécanicien qui répare notre voiture par exemple, nous reconnaissons aussi la possibilité que d’autres personnes soient les dépositaires de connaissances supérieures aux nôtres. Celui qui, souffrant la douleur de l’exil, part en quête de lui-même se met en devoir d’être à l’écoute ouverte et sans préjugés de tout reportage sur sa patrie. C’est affirmer la nécessité de l’herméneutique perpétuelle, d’une méditation ou d’un état d’attention, sans rémission, qui, tout en se gardant de préjugér (aucune connaissance vraie, d’après laquelle juger, sans la reconnaissance de soi), s’attache à déchiffrer tout phénomène pour y retrouver les traces, les indices, bref l’orientation, qui, il l’espère, le mettra sur la bonne voie. Évidement le premier phénomène, dont il est nécessaire de ne pas arrêter d’être à l’écoute, est la douleur de l’exil lui-même. La suspension des préjugés se fait sentir dans le statut de « textes sacrés » que Corbin accorde à tout récit qui se donne comme Révélation de l’Ange :

«phénomène que nous pouvons appeler « biblique » en ce sens très large et étymologique que les Dialogues de Platon, les « Ecrits hermétiques » et les « Oracles chaldaïques » formaient pour [des néoplatoniciens tels Proclus et Damascius] un Corpus biblicum sur lequel s’exerçait une activité de la pensée essentiellement herméneutique. »[141][141]

  Et le fait qu’il soit toujours question d’espérance d’être mis sur la bonne voie et non égaré par ces indices, est clairement signalé par les deux dernières prières qui se trouve dans le Coran. Dans la sourate intitulée L’Aurore nous lisons : « Je cherche la protection du Seigneur de l’aube contre le mal qu’il a créé » et dans la dernière sourate intitulée Les Hommes nous lisons « Je cherche la protection du Seigneur des hommes […] contre celui qui souffle le mal dans les cœurs des hommes »[142][142].

La phénoménologie de Corbin va à rebours des présomptions et l’encadrement métaphysique des écoles phénoménologiques occidentales. Comme Hegel, Corbin est intéressé à ériger une phénoménologie de l’Esprit. Cependant là où la phénoménologie de Hegel envisage la convergence de la divinité et de l’histoire événementielle de l’humanité dans le temps chronologique, la phénoménologie de Corbin et de ses maîtres orientaux envisage la convergence de la divinité et de l’hiérohistoire de l’humanité dans le temps intérieur de l’âme. Les évènements de cette hiérohistoire, Corbin ne cesse de l’affirmer, sont aussi réels que ceux de l’histoire des chroniques, mais ils ont leur lieu dans le monde imaginal du alâm-al-mîthal le monde des images archétypes, royaume médian entre notre monde sensible et le monde des réalités purement spirituelles. Corbin crée le terme monde imaginal pour dénommer le lieu des événements visionnaires de l’âme, et il insiste sur son ontologie propre. Cependant ce n’est pas un lieu « comme les autres » ce « pays du non où. »[143][143] Et ceci nous amène à un quatrième principe pédagogique : tout en sachant que le discours philosophique est un savoir parmi d’autres et ainsi a priori vide de sens en soi, il est néanmoins le point de rencontre entre ceux qui cherchent et ceux qui s’affirment avoir trouvé. Se faisant l’écho de la suspension des préjugés, le chercheur s’engage à préserver l’intégrité du discours philosophique, et davantage quand il le transmet aux autres, de manière à réfléchir son propre espoir en sa transparence sur les mystères de l’être. Ceci dit, le langage du discours philosophique ne suffit pas pour l’acquisition ou la révélation des connaissances spirituelles.

Sans l’instauration de l’Imagination, et nous parlons maintenant explicitement de discours philosophique, au premier rang des organes de la pensée, l’on ne peut comprendre, dans le sens d’expliciter en conceptualisations, la phénoménologie corbinienne. Évidement la compréhension véritable d’une hikmat ilâhîya ne dépend pas du discours qui permet la conceptualisation, et on peut très bien imaginer un grand mystique exceptionnellement accompli sur la voie de la gnose qui soit illettré et n’ait aucune formation philosophique préalable. Le discours fait lien[144][144] entre le monde des connaissances spirituelles et le monde empirique, en outre le discours est là principalement pour ceux qui n’ont pas de connaissances accomplis en matière de gnose, il est là pour orienter les inexpérimentés.

L’élan qui fait vivre les phénomènes d’un autre temps au présent et qui permet une compréhension exégétique de textes sacrés qui réalise la transformation de l’être du chercheur, provient de l’Imagination. Dans le discours que Corbin hérite de ses auteurs mystiques, l’Imagination active est l’organe de l’exégèse qui permet un rapprochement effectif entre l’expérience de l’exégète et celui de son devancier ou sujet phénoménal. Elle est aussi ce grâce à quoi, suite à la répétition fidèle qui est eo ipso révélation de l’Être du phénoménologue, la nouvelle configuration ou constellation des connaissances peut être effectivement transmise (dans une articulation de la subjectivité personnelle de l’exégète). Et toute la question relative à la clarté du discours philosophique sur le sujet, question de la transmission effective des textes et traditions est en jeu sur ce point. Ou bien l’on instaure une Imagination active (créatrice) régissante, c’est-à-dire qui régit et transcende l’intellect ratiocinant, ou bien l’on est réduit au champ (quant au sens possible que peuvent avoir les phénomènes) d’un historicisme positiviste et la compréhension effective qui constituerait une connaissance serait une impossibilité. Il s’ensuit de la reconnaissance de cette priorité fondamentale de l’Imagination comme organe d’une compréhension effective, qu’il y a un élément de l’être qui échappe complètement à l’intellect ratiocinant : élément, temps, lieu, présence, sens qui appartiennent à la réalité du monde imaginal. Quoi qu’il en soit de la nomenclature particulière utilisée par les divers mystiques pour désigner cet élément intermédiaire (mundus imaginalis, avènement de l’âme, éveil à Soi, rencontre de l’Ange…), il est toujours question de l’authentification visionnaire d’une connaissance, d’une gnose qui ne saurait appartenir à l’intellect rationnel. Un cinquième principe s’impose : la méthode exégétique, toujours inconnue, qui effectue la révélation de Soi (et la prise de responsabilité de l’être qui lui est concomitante), ne peut provenir uniquement d’un processus de la pensée rationnelle, mais doit au contraire impliquer sa suspension. Si nous demandons à Corbin ou à ses auteurs comment nous sommes supposés deviner ce qui pourrait remplacer les processus de la pensée rationnelle, ils nous renvoieraient à l’unanimité aux textes sacrés, qu’ils s’agissent des sourates coraniques particulièrement chères à la méditation des soufies ou des récits visionnaires ishrâqiyûn, avec la consigne particulière de les lire comme s’il s’agissait de notre propre cas.

L’instauration du monde imaginal et de l’Imagination active comme organe y donnant accès, permet d’échapper à l’antinomie de l’histoire et du mythe de laquelle ne peut résulter que la profanation des événements prophétiques. Par conséquent il est question d’un organe visionnaire et d’une pensée proprement sacrée, et nous voyons qu’ici se nouent la méthode phénoménologique, la philosophie spirituelle corbinienne et la méthode d’exégèse propre aux mystiques aussi bien celle de la tradition musulmane que celles du Christianisme et du Judaïsme. L’organe, temps et lieu de la métahistoire qui constituent les conditions de la révélation prophétique sont tout autant les conditions de l’exégèse mystique et de la répétition phénoménologique. Le mystique traverse des étapes universelles (des degrés de l’être) d’un voyage spirituel, mais ce voyage se fait dans l’histoire particulière qui est la sienne. La singularité d’une vie historique, puisant son sens dans les expériences transhistoriques sur lesquelles elle s’ouvre, renouvelle alors cette autre histoire : l’événement discontinu de la métahistoire, à travers la continuité du temps historique, est vécu (et s’enchaîne pour se faire histoire) en tant que l’épopée mystique du chevalier spirituel. Le sens de cette histoire n’appartient pas à un temps chronologique, mais ouvre dans l’au-delà de la temporalité naturelle. L’histoire du sens symbolique du pèlerinage mystique, scandée par les arrachements successifs qui sont des visions théophaniques partant d’Images (ou transpirant les Images) de ce monde, c’est l’histoire de l’exil et du retour, de l’exil occidental suivi par la quête et la redécouverte de l’Orient : c’est la révélation de Soi comme celle de son propre Orient. Le retour de l’âme apaisée se fait de nouveau avec chaque arrachement théophanique. Il faut se rappeler, comme le fait Ruzbehân, que même les extases théophaniques peuvent devenir des prisons pour l’âme. Selon le point de vue de nombreux maîtres sur la voie que nous indique l’œuvre de Corbin, l’âme ne peut être apaisée que dans l’acte du retour, et ce retour ne peut s’accomplir qu’éternellement et sans cesse. Le desesperatio fiducialis auquel il tenait recèle quelque chose de ce drame, ce qui nous conduit à un sixième principe pédagogique : la quête spirituelle ne peut atteindre son but qu’en reconnaissant et souffrant l’absence et impossibilité de cette atteinte. À cet égard, l’énorme travail de Corbin (travail d’édition, de traduction et d’exposés d’auteurs mystiques), recèle une évidence particulière : Point de fin à l’exégèse quand la vie entière se déroule comme la révélation ambivalente de la présence et abscondité divine.

Tout comme le travail d’exégèse spirituel ne peut aboutir à sa propre fermeture, aucune autorité réelle ne peut subsister de soi (de manière institutionnelle). La tradition imâmite exprime clairement qu’il ne peut y avoir aucune autorité réelle sans la prise en charge personnelle de sa responsabilité :

« Le fardeau redoutable devant lequel avaient tremblé les Cieux, la Terre et les montagnes, l’homme accepte de l’assumer (Qorân 33 : 72). Et ce à quoi il dit oui [si toutefois l’homme parvient à en devenir conscient pour ensuite répéter ce choix], c’est au secret même des théophanies, au mystère de la Face révélée de l’Inconnaissable, lequel ne peut se révéler qu’en s’occultant en des Figures qui le révèlent, et c’est là même ce qui noue le lien permanent entre l’imâmologie et l’ésotérique [et, nous ajouterons, la phénoménologie Corbinienne].[145][145]

 En un parallèle remarquable Corbin nous transmet une Image du monde au commencement des temps, provenant de la tradition luthérienne, dans laquelle nous reconnaissons les traits d’un monde transfiguré selon la vision théophanique :

« Chaque phénomène de la nature était une parole, le signe, le symbole, le gage d’une union secrète, inexprimable mais d’autant plus intime, une communication et communauté des idées et énergies divines. Tout ce que l’homme au commencement entendait, voyait et contemplait de ses yeux, tout ce que ses mains touchaient, était une parole vivante, car « Dieu était la Parole »… »[146][146]

Ici nous avons une Image qui se donne comme passée, mais il ne s’agit d’aucun moment de l’histoire causale et chronologique. Le « sens historique » qui se trouve dans ce passage de Hamann correspond parfaitement à la conception de l’historialité corbinienne. Le phénomène décrit par Hamann appartient à l’histoire réelle parce qu’elle est ce qui se pose déjà comme possibilité et avenir dans chaque moment du présent.

L’aperception visionnaire, c’est-à-dire la reconnaissance de Soi qui est aussi la perception du monde transfiguré en symboles, va de pair, pour Corbin, avec la responsabilité ou prise en charge du fardeau de la connaissance théosophique. C’est une responsabilité partagée avec tous ceux qui l’ont déjà assumé et qui sont conscients d’être les yeux au moyen desquels Dieu se regarde, ceux qui maintiennent la connaissance de Dieu singularisée dans leur connaissance de Soi, au moyen de laquelle Dieu se connaît.

L’autorité et la hiérarchie spirituelle se constituent d’abord selon des liens de compagnonnage. La première d’entre ceux-ci est celle qui assure la jointure entre la personne et son Seigneur personnel qui est son Moi divin. Le lien de compagnonnage ou d’amitié spirituelle est une formulation de la relation (intérieure à l’être humain) qui résulte de sa constitution partagée entre deux pôles. C’est la relation de l’individu avec son guide et Orient personnel. Elle peut se manifester ou se révéler à travers de nombreuses formes, parmi lesquelles la descente d’un Esprit saint personnalisé pour le cas de chacun, la figure d’un Imâm caché et connaissable uniquement dans l’intimité personnelle du cœur de son fidèle, la figure de l’âme et de sa nature parfaite… Cette amitié spirituelle est la définition même donnée dans le shi’îsme spirituel pour la walâyat des Imâms : c’est leur amitié et intimité avec Dieu ainsi que l’amitié et intimité de leurs fidèles avec eux. Il y a bel et bien là une hiérarchie, mais non pas configurée d’après la relation d’asservissement du maître et de l’esclave. La hiérarchie est constituée par la proximité de la station spirituelle à la divinité transcendante. Elle n’est pas tout à fait statique puisque cette hiérarchie est la voie même du retour, l’échelle spirituelle que doit gravir le pélerin du retour. Ce compagnonnage ou chevalerie spirituelle qui partage le fardeau de la connaissance théosophique et qui assure un témoignage divin perpétuel dans le monde sensible est nécessité par la condition dramatique de l’existentiation du cosmos conçu comme un déchirement de l’unité primordiale inconnue et inconnaissable et sa constitution manifeste dans la multiplicité des univers. Dans la remontée ou retour, par les degrés de l’échelle spirituelle vers la transcendance de l’Un absolu, à chaque nouvel horizon (ou nouveau degré d’intégration de la personnalité consciente) le guide se présente (tout comme le mode d’être ou modus essendi du pélerin ou phénoménologue) autrement qu’il ne s’était présenté dans l’horizon précédent. Pour Corbin la différenciation dans la situation des âmes par rapport à l’unité divine est axiomatique dans les traditions de la gnose.

« Cette relation de l’âme avec l’Ange comme accomplissant singulatim, chaque fois, le mystère de sa complétude, caractérise sans doute la piété et l’eschatologie de la Gnose. Elle la différencie de tout monothéisme prémystique ou non mystique, situant les âmes comme chacune équidistante de l’unité divine, et elle noue la connexion, peu analysée jusqu’ici, entre angélologie et mystique. »[147][147]

 

Ainsi, à ses yeux l’autorité réelle ressort toujours d’un procès d’initiation spirituelle personnelle, c’est-à-dire de la relation avec l’Ange, avec le Seigneur personnel, avec le Moi transcendant, avec l’Orient ou l’Imâm auprès de qui le service confère la connaissance, l’autorité et le pouvoir réel. C’est que le phénoménologue, par-dessus et à travers les métamorphoses de son mode d’être selon le modus intelligendi propre au phénomène dont il éprouve la compréhension, se trouve dans une relation première de fidélité avec son Moi transcendant, son Orient, qui reproduit la relation du Chevalier avec son Seigneur. Étrange anachronisme quand le seul sentiment de fidélité de l’individu ne se pose pas en termes de sentiment d’appartenance à un organisme, une nation ou une politique, mais en termes de prise en charge personnelle d’une responsabilité relevant du compagnonnage d’une chevalerie spirituelle. Cela se résume dans notre septième principe pédagogique corbinien : l’Autre, de l’équation partagée de Soi, ne peut être que Dieu. La pensée d’Henry Corbin est dramatique et existentiale, c’est-à-dire que la pratique de la phénoménologie n’est pas pour lui simplement une discipline académique parmi d’autres ; elle est la réponse nécessaire à une situation de crise qui est constitutive de notre réalité-humaine. Cette crise a été posée ou figurée en Islam sous la forme d’une question intérieure adressée en la pré-éternité par Dieu à l’âme avant-même qu’elle ne soit manifeste au monde : « Ne suis-je pas votre seigneur ? » C’est une formulation soufie, avec un aspect décidément platonicien, que Corbin adopte comme ayant une valeur universelle pour l’humanité spirituelle.

Sauver les phénomènes, projet de la phénoménologie de l’Esprit, consiste à les méditer comme autant de révélations toujours singulières d’un Dieu toujours Autre.

Étant donné la nature mystique d’une telle définition de la phénoménologie, il est il est compréhensible que certains lecteurs et collègues de Corbin, voient dans son compréhensible que certains lecteurs et collègues de Corbin voient dans son œuvre un « manque d’humilité scientifique » qui le mène à faire toutes sortes de rapprochements mal fondés et à basculer maintes fois dans l’inexactitude syncrétique. Pour Corbin cependant, l’immense responsabilité spirituelle de son projet impose au phénoménologue l’audace de faire parler les textes, et de les rendre présents. La méthode d’une philosophie comparée au moyen de laquelle Corbin fait intervenir des traditions étrangères pour montrer le sens d’un texte (selon sa perception intuitive autant que selon sa perception philologique) est donnée comme l’Image fidèle de son témoignage, de la connaissance que comporte et configure sa personne. Mais même sur ce point, l’œcuménisme de la méthode de Corbin n’est pas une question d’innovation, mais tout au contraire développe et correspond avec l’œcuménisme souvent exprimé chez ses auteurs, œcuménisme qui se trouve attesté dans les hadîth rapportés aux saints Imâms ainsi qu’aux poésies d’Ibn Arabi et à la Christologie de grands penseurs mystiques musulman tels que Ruzbêhan, Hallaj et Abu Yaqub Sejestani.

La filiation extérieure dans les analyses de Corbin, comme dans les textes de ses auteurs, est toujours secondaire par rapport aux réalités intérieures de la vie spirituelle. L’exemple par excellence de la précellence de la filiation spirituelle sur celle de la chair est celui de Salmân le Perse :

« ce fils de chevalier mazdéen, devenu chrétien et parti à la quête du Vrai Prophète, parce que le Prophète (ou le Ier Imâm) a déclaré à son sujet : « Salman fait partie de nous les membres de la famille (Salmân minnâ ahl al-Bayt) »… l’adoption de Salmân implique que le terme de Famille, de Maison (Bayt), ne concerne pas la famille charnelle, extérieure (bayt sûrî), comprenant aussi bien les épouses et les enfants, mais la « Famille de la connaissance, de la gnose et de la sagesse». »[148][148]Pour Corbin, ainsi que pour un grand nombre d’auteurs mystiques, la responsabilité du phénoménologue comme celle du mystique s’inscrit dans un drame de dimensions transcendant les paramètres de cultures et de religions distinctes. Le rappel lancé au croyant réfère à un événement qui précède la création du monde et la multiplicité des voies spirituelles.

Dans ce contexte, l’on peut noter que les significations du tawîl et du dhik’r se rapprochent fortement de celles données par Corbin comme définition du projet phénoménologique. Le mot dhik’r est traduit souvent par celui de « remémoration », rappel à la mémoire ayant pour objet la mémoire de la présence divine et ayant pour véhicule le double mouvement de la nostalgie divine qui aussi bien crée l’univers dans un mouvement de distanciation et rappelle la création à l’état d’unicité première. En ce sens, l’œuvre entière de Corbin peut être vue comme un dhik’r prolongé, étant en somme une répétition et un rappel du sens intérieur des traditions de livres sacrés qui sont en premier lieu transcriptions de paroles divines et par là même ce qui maintient la présence cachée de la divinité. Cela nous amène à énoncer notre huitième principe pédagogique corbinien : il ne peut y avoir de fin à la méditation du paradoxe de l’Un et du multiple puisque Dieu se révèle dans la répétition en tant que l’Autre (c’est-à-dire en tant que Déus Révelatus).

Henry Corbin s’insert dans les traditions des auteurs mystiques en raison de la responsabilité primaire qui est la transmission de la gnose. L’idée de cette participation s’exprime clairement dans un passage de Corbin mettant en évidence la sympathie congénitale qu’il éprouve à l’égard du penseur Ismaélien Abu Ya’qûb Sejestani :

« Abû Ya’qûb nous met tout à fait à l’aise, en nous invitant à procéder de façon herméneutique, c’est-à-dire à expliciter tout ce qu’il ne dit pas, ne veut ou ne peut pas dire ; sans doute aurait-il approuvé, en y retrouvant quelque chose de son ta’wil, le mode d’investigation phénoménologique qui, en revanche, reste un peu suspect aux historiens de la lettre, alarmés dès qu’un interprète voit dans un texte ce qu’eux mêmes n’y voient pas. En termes heureusement choisis, on l’a vu, Abû Ya’qûb a exprimé l’espoir que d’autres après lui acquitteraient la dette dont il restait lui-même débiteur, pour n’avoir pu lui-même approfondir toutes les questions sous tous leurs aspects. Peut-être aura-t-on répondu en partie à ce vœu en le traduisant en une langue occidentale. »[149][149]

En lisant Corbin, le lecteur est confronté à de nombreux paradoxes. Corbin ne met jamais en question le statut divin des textes dont il traite. Cependant ses éditions, ses traductions et son interorientation des textes qu’il met en valeur semblent contrecarrer certaines orthodoxies de leurs auteurs. Corbin semble contrarier la discrétion de l’arcane des auteurs shî’ites, les grades d’initiation prérequises par Sohravardi pour la lecture de sa philosophie orientale, et tout ce qui concerne la lecture canonique de la Bible. Il y a encore son insistance sur la possibilité que certains soufis bien qu’ils s’opposent explicitement aux doctrines shî’ites, soient eux-mêmes shî’ites à proprement parler, qu’ils soient dans l’impossibilité de l’admettre ou qu’ils l’ignorent. La fréquence avec laquelle il fait entrer des textes extérieurs pour expliquer des passages rigoureux, d’une tradition qui se considère et se constitue en opposition à celle même qu’il vient éclaircir nous met devant une « révérence irrévérente » de la part de Corbin vis-à-vis des formes extérieures des traditions. Finalement, on peut affirmer que celui-ci représente en quelque sorte une approche « anarchique » de la spiritualité et que son absence d’orthodoxie (comme celle d’Ibn Arabi par ailleurs) fait que tout spiritualiste soumis à l’autorité du dogme de sa foi, tout en reconnaissant la valeur des œuvres de Corbin, ne pourrait les assimiler qu’avec de multiples réserves. Cela est pourtant également vrai pour l’historien traditionnel, ainsi que pour le philologue.

Il s’agit de la différence entre le philosophe en tant que chercheur en quête de Soi qui prend comme objet la révélation de l’être et de l’Esprit et d’une spécialiste, qui s’intéresse aux détails causaux et quantifiables qui expliqueront objectivement la philosophie iranienne d’un siècle quelconque d’après un modèle sociologique, par exemple. Du point de vue de la spécialiste, l’œuvre de Corbin ne touchant qu’un ou deux textes d’un auteur donné, sans les intégrer dans un aperçu général du contexte historique, sera nécessairement limitée et, dans l’idée générale faite de l’auteur étudié, fautive. Mais c’est la différence entre un chercheur en quête d’un savoir empirique et un chercheur en quête d’une connaissance personnelle. Pour Corbin, on peut réfléchir rigoureusement sur une très grande variété de penseurs et de traditions en les ramenant toutes à un dénominateur commun, celui de la réalité-humaine quand la personne fait face aux questions posées par son acte d’être.

Corbin, peut-être non moins que son maître Sohravardî, a entrepris un énorme projet de revivification de traditions mortes ou en péril. Il ressuscite et intègre à son tour les sagesses des différents rameaux de la tradition abrahamique, c’est-à-dire des traditions qui ont fait face aux problèmes posés par la révélation d’un Livre divin. Il ne s’agit pas non plus strictement d’une herméneutique textuelle, mais d’une herméneutique qui opère à chaque moment et pour laquelle ou devant laquelle toute manifestation est le signe et l’enceinte d’un sens caché ou bien de plusieurs sens cachés les uns dans les autres, « des profondeurs de profondeurs jusqu’à sept profondeurs de profondeurs »… Mais la revivification des traditions qu’entreprend Sohravardî et Corbin à son tour n’est point irrégulière du point de vue du mystique.

« La métaphysique « existentielle » de Mollâ Sadrâ Shîrâzî nous fait comprendre qu’il n’y a de tradition vivante, c’est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision toujours renouvelés. Ainsi comprise la tradition est tout le contraire d’un cortège funèbre ; elle exige une perpétuelle renaissance, et c’est cela la « gnose ». »[150][150]Une tradition ne vit que par de tels renouvellements, et il incombe ainsi à chaque croyant de faire vivre la tradition en soi, il ne suffit pas d’appartenir à une telle ou telle discipline mais de découvrir sa propre orientation, son propre témoin dans le ciel, son propre pôle céleste ou nature parfaite qui seule peut l’amener au-delà du monde empirique. Il faut non seulement trouver son orientation personnelle, mais également et d’abord prendre une décision :

« On a donc été porté ici par la conviction que le passé et la mort ne sont pas dans les choses, mais dans les âmes. Tout dépend de notre décision, lorsque, découvrant une affinité jusqu’alors insoupçonnée, nous décidons que ce qui l’éveille en nous n’est pas mort et n’est pas du passé, parce que tout au contraire nous pressentons que nous en sommes nous-mêmes l’avenir. C’est une position diamétralement inverse de celle qui consiste à se dire lié à un moment du temps historique extérieur que nous appelons le « nôtre », simplement parce que la chronologie en a disposé ainsi. Ce renversement produit de lui-même une « réversion » radicale : ce qui avait été du passé, désormais va descendre de nous. Cela seul nous permet de comprendre et de valoriser la portée de l’œuvre accomplie par un Sohravardî, comme « résurrecteur » de la théosophie de l’ancienne Perse (et nous ajouterons d’un Henry Corbin dans la résurrection d’une philosophie en Occident capable d’englober et inclure une phénoménologie de la gnose spirituelle.) À quoi bon alors ce mot d’ « irréversible », prodigué de nos jours à tort et à travers ? C’est nous qui donnons la vie ou la mort, et, ce faisant, nous trouvons nos vrais contemporains ailleurs que dans la simultanéité occasionnelle de notre moment chronologique. »[151][151]

Ici, les catégories d’être pour la mort et d’être au-delà de la mort ou d’être pour l’avenir prennent une acception moins heideggerienne que gnostique. La décision que prend le phénoménologue signifie son entrée dans le combat spirituel de la gnose. Le chercheur en qui s’éveille la gnose qu’il a cherchée devient, comme il est dit des Imâms du Shî’isme, le trésor et le trésorier, son être et sa connaissance étant une réalité identique. Celui-là est ce par quoi Dieu connaît l’humanité, ce par quoi Dieu regarde l’humanité, pendant que ceux qui renient la gnose, qui la méconnaissent, sont ceux pour qui et par qui Dieu est mort. La responsabilité sur laquelle Corbin insiste est fondée sur une idée fondamentale en milieu gnostique judéo-chrétien, ébionite, ainsi que shî’ite, celle d’un dépôt divin confié à l’humanité et transmis par les sages d’une génération à une autre ; c’est effectivement la même idée que celle du vérus prophéta, la qualité du vrai prophète instauré avec le premier Adam et transmis jusqu’au jour de la résurrection. Ce dépôt n’est autre que la gnose par laquelle Dieu est révélé aux hommes et par laquelle les hommes sont connus de Dieu. Celui en qui s’éveille cette gnose devient alors son garant, il devient un chevalier par rapport au service qu’il rend au nom divin, l’aspect et attribut divin déposé en lui. C’est une décision d’être, selon sa capacité, la manifestation divine particulière qui lui est accordée.

Ce que l’on ne rencontre pas dans l’œuvre de Corbin est un témoignage visionnaire de la part de celui-ci qui viendrait soutenir ou mettre en doute les témoignages de ses auteurs. Tout en les transposant selon sa compréhension personnelle, et tout en affirmant qu’une telle transposition n’équivaut à rien sans la connaissance qui provient de l’expérimentation des phénomènes, se dernier s’efface dans la répétition de ses auteurs. Ceci nous offre une clé pour comprendre les déclarations de Corbin affirmant avoir très bien compris, durant son séjour à Istanbul au moment de la Deuxième Guerre mondiale, la « discipline de l’arcane », bien qu’ensuite il ait mis à la disposition du public des textes qui ont été gardés soigneusement cachés pendant des siècles !

« En fait, l’impératif de la taqîyeh ou ketmân, la « discretion » (la « discipline de l’arcane »), fut imposée par les saints Imâms eux-mêmes, non pas seulement comme une clause de sauvegarde personnelle, mais comme une attitude commandée par le respect absolu envers de hautes doctrines : n’a strictement le droit de les entendre que celui que est à même d’entendre et de comprendre la vérité. Agir autrement, c’est livrer à l’indigne le dépôt qui vous a été confié ; c’est commettre, à la légère, une grave trahison spirituelle. »[152][152]

L’œuvre de Corbin n’est pas constituée de manière à nous livrer un dépôt divin. À une différence près, elle constitue plutôt une invitation au lecteur à se livrer le dépôt et la responsabilité divines. Là où nous nous attendrions à lire le récit de sa propre expérience, nous n’entendons que l’insistant propos que la répétition expérimentale est essentielle à la compréhension des thèses que Corbin lui-même aborde en compagnie du lecteur. C’est de là que découle le neuvième principe pédagogique que toute l’œuvre de Corbin proclame : c’est de toi qu’il s’agit dans ce récit.

« Combien de fois aussi ai-je entendu ce propos : « Si l’Imâm ne vous a pas guidé lui-même vers ces choses, s’il n’y a pas en vous l’aptitude à les comprendre, toutes les paroles que l’on peut vous adresser de l’extérieur frapperont en vain votre oreille. »[153][153]


Conclusion

Nous pourrions dire que la pensée d’Henry Corbin est de caractère théosophique, éloignée de ces philosophies que peut épouser l’historien ou le philologue séculiers. Or, une philosophie qui cerne la connaissance des théophanies ne peut que rejeter toute tentative de fonder le sens de l’être ou le sens de l’histoire dans des théories agnostiques. En fait la tendance vers l’agnosticisme, qui est pour Corbin synonyme de l’oubli de l’être et de l’ignorance du plan eschatologique (c’est-à-dire de tout ce qui concerne les origines et les fins ultimes de l’humanité), est pour lui la grande catastrophe moderne : c’est une tendance nihiliste qui figure dans certains de ses discours parmi les agents ahrimaniens des ténèbres ! Cette menace ne se confine pas seulement dans une tendance subjective de ses contemporains, mais surgit également de l’autorité temporelle, étatique, et institutionnelle qui participe selon Corbin à ce même mouvement : Non seulement ils s’éloignent de la vie spirituelle, mais ils s’en éloignent en niant la possibilité même, et en militant contre le développement d’une conscience spirituelle chez tout individu se trouvant dans leurs sphères d’influence.

« Livré à lui-même, l’exotérique (le sensible, le manifeste), cessant de symboliser avec l’invisible, avec le suprasensible, n’est plus que nature morte, écorce deséchée, chrysalide dérisoire. La sharî’at, telle que la comprend la religion légalitaire et sociale, et la Nature telle que la questionne et l’exploite la science technocratique, ne sont que deux aspects de la même déchéance. Laïcisation et socialisation du spirituel vont de pair avec la volonté de puissance d’une science utilitaire et agnostique. C’est pourquoi le péril extérieur venant de la « technique » de l’Occident n’est un péril pour l’Islam shî’ite traditionnel, que dans la mesure où il aurait rejeté, trahi « le dépôt divin assumé par l’homme ». »[154][154]

L’enjeu de la philosophie prophétique et de la quête de Soi qui est la révélation divine, n’est pas la publication de quelques livres académiques, mais l’essor de toute notre civilisation. Il se peut que celle-ci soit profondément liée à un mouvement d’oubli de l’être, et opère un assombrissement et un enténèbrement non seulement de ses propres citoyens, mais du monde entier. L’herméneutique développée dans les pays d’Islam, nous offre peut-être un mode d’accès essentiel à la connaissance de nous-mêmes et de la religion et des révélations qui fondent notre culture et le sens de notre histoire. Il sera question de restaurer la possibilité de la découverte, dans la personne moderne, des mondes intérieurs et des réalités et épreuves qui peuvent constituer la seule vraie histoire, l’hiérohistoire par laquelle tout individu participe à l’histoire globale de l’humanité, histoire qui ne peut avoir un sens et qui ne peut être comprise qu’en rapport avec la fin des temps, temps apocalyptique mais qui au lieu de se poser comme la conclusion d’une totalité achevée, se déroule dans la singularité personnelle de chacun comme arrachement au temps et ouverture sur l’altérité d’un Dieu qui se révèle de manière absolument indéterminée…

Corbin érige une phénoménologie de l’Esprit constituant une réponse et une correction de celle de Hegel, ainsi qu’une révision de la pensée Kantienne. Ce faisant, il renvoie toute la tradition chrétienne depuis les Conciles à la rencontre avec la gnose musulmane pour redécouvrir sa propre voie intérieure, en l’occurence restaurer une approche herméneutique et personnelle à la Chrétienté. Voie ésotérique qui réintégrera l’Angélologie, ou bien une structure de fonction homologue comme l’Imâmologie, à son rang, comme elle l’était durant les premiers centenaires de la Chrétienté et comme elle a été conservée chez les Zoroastriens, les Shî’ites et les grands personnages de la mystique musulmane, ainsi que dans maintes autres traditions. Il est question finalement d’une spiritualité universelle de l’humanité, et de responsabilités et combats auxquels doivent se livrer « toute la fraction de l’humanité capable encore de pressentir le destin spirituel et surnaturel de l’homme. »(155) Corbin nous pousse à nous poser la question de savoir en quoi consiste notre personne.

« « Personne » vient […] de per-sonare : résonner à travers […] la personne est l’individu à travers lequel transparaît l’idée et s’exprime la voix de la divinité intérieure : tout notre effort de progrès personnel doit tendre vers cette transparence. »(156)

Nous aimerions finir notre étude avec un petit poème lyrique chanté par la figure d’Ariel dans la Tempête de Shakespeare : poème qui nous paraît beau rassembler en lui les thèmes majeurs -l’exégèse spirituelle, la vision théophanique, la révélation comme métamorphose de l’être, la mort et ressuscitation et l’audition spirituelle- de la quête personnelle ou voie orientale d’Henry Corbin.


Full fathom five

                                                                  

Thy Father lies

                                                                  

Of his bones are coral made

                                                                  

Those are pearls

                                                                  

That were his eyes

                                                                  

Nothing of him that doth fade

                                                                  

But doth suffer a sea-change

                                                                  

Into something rich and strange

                                                                  

Sea nymphs hourly ring his knell

                                                                  

Hark now, I hear them

 

Ding, dong, bell.

 

 

 

Par Cinq brasses de fond

 

Repose ton père

 

Ses os, ce sont le corail

 

Ce que furent ses yeux, les perles.

 

Rien en lui de périssable

 

Que des mers ne change le sable

 

En du riche et de l’étrange.

 

Et les nymphes de l’onde amère

 

Sonnent son glas d’heure en heure

 

SHAKESPEARE W., The Tempest (traduit par Yves Bonnefoy), Gallimard, 1997, p.141.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


155 Ibid., vol. I, p. 91.

 

156 Trésor de la Langue Française : Dictionnaire de la langue du 19e et du 20e siècle, volume 13, Gallimard, 1988, p. 143

 

 

Bibliographie

 

 

Périodiques :

 

L'Annuaire de l'école Pratique des Hautes études

 

CORBIN H., «L'Inspiration luthérienne chez Hamann», (Conférence temporaire), Annuaire 1938-1939, ةcole Pratique des Hautes études, Section des Sciences religieuses, 1938, pp. 77-81.

 

CORBIN H., «Recherches sur l'herméneutique luthérienne», (Conférence temporaire), Annuaire 1939-1940, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1939, pp. 99-102.

 

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CORBIN H., «Le commentaire de Qâzî Sa'îd Qommî sur le Tawhîd de Shaykh Sadûq, livre III et commentaire du Hadîth du Nuage blanc» et «L'école shaykhie : Le livre des enseignements de Shaykh Ahmad Ahsâ'î (suite)», (Rapport sur les cours 1966-1967), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1966-1967, t. LXXV, pp. 138-146.

 

CORBIN H., «La gnose islamique dans le recueil des traditions (Mashâriq al-Anwâr) de Rajab Borsî» et «Le pèlerinage spirituel aux douze Imâms (al-Ziyârat al-Jâmi'a) et le commentaire de Shaykh Ahmad Ahsâ'î», (Rapport sur les cours 1967-1968), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1967-1968, t. LXXVI, pp. 148-156. 

 

CORBIN H., «La gnose islamique dans le recueil des traditions de Rajab Borsî (suite)» et «Le pèlerinage spirituel aux douze Imâms (suite)», (Rapport sur les cours 1968-1969), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1968-1969, t. LXXVII, pp. 233-249.

 

CORBIN H., «Cosmogonie et herméneutique dans l'oeuvre de Sayyed Ja'far Kashfî» et «L'initiation ismaélienne : Le livre du maître et du disciple (Kitâb al-'âlim wa'l-gohlâm)», (Rapport sur les cours 1969-1970), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1969-1970, t. LXXVIII, pp. 220-232.

 

 CORBIN H., «Explication des textes publiés dans le tome I de l'Anthologie des philosophes iraniens (Ashtiyânî-Corbin)» et «L'idée du Paraclet en théologie shî'ite. L'ismaélisme yéménite : l'oeuvre d'Idris 'Imâdoddîn», (Rapport sur les cours 1970-1971), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1970-1971,  t. LXXIX, pp. 251-261.

 

CORBIN H., «Symbolisme des couleurs d'après le Kitâb al yaqûtat al-hamrâ' de Mohammad Karîm-Khân Kermânî» et «La réponse ismaélienne à la polémique d'al-Ghazâlî : le Dâmigh al-bâtil du Ve Dâ'î yéménite», (Rapport sur les cours 1971-1972), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1971-1972, t. LXXX/LXXXI, pp. 243-251.

 

CORBIN H., «Le roman des sept statues d'Apollonios de Tyane, conservé par l'alchimiste Jaldakî» et «Explication du recueil des sept «Fotowwat Nâmeh», (Rapport sur les cours 1972-1973), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1972-1973, t. LXXX/LXXXI, pp. 251-258.

 

CORBIN H., «Le Texte des Textes (Nass al-Nosûs) de Haydar آmolî» et «L'Archange empourpré ('Aql-e sorkh) de Sohrawardî», (Rapport sur les cours 1973-1974), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1973-1974, t. LXXXII, pp. 283-287.

 

CORBIN H., «Autour de l'Anthologie des philosophes iraniens, II», (Rapport sur les cours 1974-1975), Annuaire, ةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1974-1975, t. LXXXIII, pp.183-188.

 

CORBIN H., «Shî'isme et christianisme à Ispahan au XVIIe siècle : l'oeuvre de Sayyed Ahmad 'Alavî Ispahânî», (Rapport sur les cours 1975-1976), Annuaireةcole Pratique des Hautes ةtudes, Section des Sciences religieuses, 1975-1976, t. LXXXIV, pp.  273-278.

 

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Le Eranos-Jahrbuch

 

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CORBIN H., «Le Livre du Glorieux de Jâbir ibn Hayyân (alchimie et archétypes)», Eranos-Jahrbuch, XVIII/1950, Zurich, Rhein-Verlag, 1950, pp. 47-114.

 

CORBIN H., «Rituel sabéen et éxégèse ismaélienne du rituel», Eranos-Jahrbuch, XIX/1951, Zurich, Rhein-Verlag, 1951, pp. 181-246.

 

CORBIN H., «Le Temps cyclique dans le mazdéisme et dans l'ismaélisme», Eranos-Jahrbuch, XX/1952, Zurich, Rhein-Verlag, 1952, pp. 149-217.

 

CORBIN H., «Terre céleste et corps de résurrection d'après quelques traditions iraniennes (Mazdéisme, Ishrâq, Shaykhisme)», Eranos-Jahrbuch, XXII/1953, Zurich, Rhein-Verlag, 1954, pp. 97-194.

 

CORBIN H., «ةpiphanie divine et naissance spirituelle dans la gnose ismaélienne», Eranos-Jahrbuch, XXII/1954, Zurich, Rhein-Verlag, 1955, 109 p.

 

CORBIN H., «Sympathie et théopathie chez les "Fidèles d'Amour" en Islam», Eranos-Jahrbuch, XXIV/1955, Zurich, Rhein-Verlag, 1956, 102 p.

 

CORBIN H., «Imagination créatrice et prière créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî», Eranos-Jahrbuch, XXV/1956, Zurich, Rhein-Verlag, 1957, 115 p.

 

CORBIN H., «L'intériorisation du sens en herméneutique soufie iranienne: Sa'inoddîn 'Alî Torka Ispahânî et 'Alâoddawla Semnânî»,  Eranos-Jahrbuch, XXVI/1957, Zurich, Rhein-Verlag, 1958, 135 p.

 

CORBIN H., «Quiétude et inquiétude de l'âme dans le soufisme de Rûzbehân Baqlî de Shîrâz», Eranos-Jahrbuch, XXVII/1958, Zurich, Rhein-Verlag, 1959, in-8°, pp. 51-194.

 

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CORBIN H., «Pour une morphologie de la spiritualité shî'ite», Eranos-Jahrbuch, XXIX/1960, Zurich, Rhein-Verlag, 1961, pp. 58-107.

 

CORBIN H., «Le Combat spirituel du shî'isme», Eranos-Jahrbuch, XXX/1961, Zurich, Rhein-Verlag, 1962, pp. 69-125.

 

CORBIN H., «De la philosophie prophétique en Islam shî'ite», Eranos-Jahrbuch, XXXI/1962, Zurich, Rhein-Verlag, 1963, pp. 49-116.

 

CORBIN H., «In memoriam Olga Froebe», Eranos-Jahrbuch, XXXI/1962, Zurich, Rhein-Verlag, 1963, pp. 9-12.

 

CORBIN H., «Au "Pays" de l'Imâm caché», Eranos-Jahrbuch, XXXII/1963, Zurich, Rhein-Verlag, 1964, pp. 31-87.

 

CORBIN H., «Herméneutique spirituelle comparée: I. Swedenborg, II. Gnose ismaélienne», Eranos-Jahrbuch, XXXIII/1964, Zurich, Rhein-Verlag, 1965, In-8°, pp. 71-176.

 

CORBIN H., «La Configuration du Temple de la Ka'ba comme secret de la vie spirituelle d'après l'oeuvre de Qâzî Sa'îd Qommî (1103-/1691)», Eranos-Jahrbuch, XXXIV/1965, Zurich, Rhein-Verlag, 1966, pp. 79-166.

 

CORBIN H., «De l'ةpopée héroique à l'épopée mystique», Eranos-Jahrbuch, XXXV/1966, Zurich, Rhein-Verlag, 1967, pp. 177-239.

 

CORBIN H., «Face de Dieu et face de l'homme», Eranos-Jahrbuch, XXXVI/1967, Zurich, Rhein-Verlag, 1968, pp. 165-228.

 

CORBIN H., «Le Récit du nuage blanc (Hadîth al-ghamâma) commenté par Qâzi Sa'îd Qommî (1103/1691)», Eranos-Jahrbuch, XXXVIII/1969, Zurich, Rhein-Verlag, 1971, pp. 195-259.

 

CORBIN H., «L'ةsotérisme et le verbe ou l'initiation ismaélienne», Eranos-Jahrbuch, XXXIX/1970, Leiden, Brill, 1973, pp. 41-142.

 

CORBIN H., «Juvénilité et chevalerie (Javânmardî) en Islam iranien», Eranos-Jahrbuch, XL/1971, Leiden, Brill, 1973, pp. 311-356.

 

CORBIN H., «Symbolisme et réalisme des couleurs en cosmologie shî'ite d'après l'oeuvre de Mohammad Karîm-Khân Kermânî», Eranos-Jahrbuch, XLI/1972, Leiden, Brill, 1974, pp. 109-177.

 

CORBIN H., «La Science de la balance et les correspondances entre les mondes en gnose islamique d'après l'oeuvre de Haydar آmolî (VIII/XIVe)», Eranos-Jahrbuch, XLII/1973, Leiden, Brill, 1975, pp. 78-162.

 

CORBIN H., «L'Imago Templi face aux normes profanes», Eranos-Jahrbuch, XLIII/1974, Leiden, Brill, 1977, pp. 183-254.

 

CORBIN H., «Le paradoxe du monothéisme», Eranos-Jahrbuch, XLV/1976, Leiden, Brill, 1980, pp. 69-133.

 

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Articles divers

 

CORBIN H., «Suhrawardî d'Alep, fondateur de la doctrine illuminative (ishrâqî)», Publications de la Société des études iraniennes, Paris, Maisonneuve, 1939, vol. 16, 47 p.

 

CORBIN H., Les Motifs zoroastriens dans la philosophie de Sohrawardî, Téhéran, Publications de la Société d'Iranologie, 1946, vol. 3, français 57 p. et persan 64 p.

 

CORBIN H., «L'Iran, patrie des philosophes et des poètes», Réforme, octobre 1946, p. 4.

 

CORBIN H., Avicenne et le récit visionnaire, Téhéran, Société des monuments nationaux de l'Iran, s.d., 343 p.

 

CORBIN H., «De l'Iran à Eranos», Du (Schweizerische Monatsschrift), Zurich, avril 1955, vol. 4, p. 29.

 

CORBIN H., «Avicennisme et iranisme dans notre univers spirituel», France-Asie, Saïgon, mai 1955, vol. 108, pp. 627-635.

 

CORBIN H., «Le symbolisme dans les récits visionnaires d'Avicenne», Synthèses, Bruxelles, 1955, pp. 462-482.

 

CORBIN H., «Avicenne, philosophe de l'Islam iranien», Monde nouveau, 1955, 9 p.

 

CORBIN H., «Deux confessions extatiques de Mîr Dâmâd, maître de théologie à Ispahan», Bulletin de la Société Ernest Renan, 1955, pp. 129-133.

 

CORBIN H., «Avicenne et Averroës», in Les Philosophes célèbres, Paris, Mazenod, 1956, pp. 375-378.

 

CORBIN H., «Confessions extatiques de Mîr Dâmâd, maître de théologie à Ispahan», in Mélanges Massignon I, Damas, Institut français, 1956, pp. 331-378.

 

CORBIN H., «Avicennisme et imâmisme», in Le Livre du millénaire d'Avicenne. Conférences des membres du congrès, 22-27 avril 1954, Société iranienne pour la conservation des monuments nationaux, Téhéran, Université de Téhéran, 1956, 8 p. sur 206 p.

 

CORBIN H., «Soufisme et sophiologie», Table ronde, 1956, pp. 34-44.

 

CORBIN H., «De la gnose antique à la gnose ismaélienne», in Oriente e Occidente nel Medioevo. Atti del XII Convegno «Volta», Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, 1957, pp. 105-143.

 

CORBIN H., «Sur le douxième Imâm», Table ronde, février 1957, pp. 7-21.

 

CORBIN H., «L'Ismaélisme et le symbole de la croix», Table ronde, décembre 1957, pp. 122-134.

 

CORBIN H., «Une grande figure du shî'isme iranien : Mîr Dâmâd», in Conferenze, Instituto Italiano per il Medio ed Estremo Oriente, Rome, ISMEO, 1958, vol. III, pp. 23-49.

 

CORBIN H., «Trois entretiens sur l'histoire spirituelle de l'Iran», Monde non chrétien, 1958, vol. 43-44, 22 p.

 

CORBIN H., «Terre céleste et corps de résurrection : de l'Iran mazdéen à l'Iran shî'ite», Table ronde, décembre 1960, pp. 38-53.

 

CORBIN H., «Mîr Dâmâd et l'école théologique d'Ispahan au XVIIe siècle», ةtudes carmélitaines : Polarité du symbole, 1960, 20 p.

 

CORBIN H., «De l'histoire des religions comme problème théologique», Monde non chrétien, 1960, vol. 51-52, pp. 135-151.

 

CORBIN H., «Physionomie de l'homme de lumière dans le soufisme iranien», in Ombre et lumière, Paris, Desclée de Brouwer, 1961, 130 p.

 

CORBIN H., «Manichéisme et religion de la beauté», Cahiers du Sud, avril 1963, 7 p.

 

CORBIN H., «La Place de Mollâ Sadrâ dans la philosophie iranienne», Studia Islamica, 1963, t. XVIII, 30 p.

 

CORBIN H., «Philosophie et spiritualité en Iran», in Art et littérature en Iran, Paris, 1964, pp. 21-36.

 

CORBIN H., «De la situation philosophique du shî'isme», Monde non chrétien, avril-juin 1964, vol. 70, pp. 61-85.

 

CORBIN H., «Mundus imaginalis ou l'imaginaire et l'imaginal», Cahiers internationaux du symbolisme, Bruxelles, 1964, vol. 6, pp. 3-26.

 

CORBIN H., «Du concept de philosophie islamique», in Journées d'études destinées aux professeurs de philosophie de l'Algérie, du Maroc et de la Tunisie, 6-10 septembre 1965.

 

CORBIN H., «Huitième centenaire d'Alamût», Mercure de France, février 1965, pp. 285-304.

 

CORBIN H., «Sur la notion de walâyat en Islam shî'ite» in BERQUE J., et J.P. CHARNAY, Normes et valeurs dans l'Islam contemporains, Paris, Payot, 1966, pp. 38-47.

 

CORBIN H., «The Visionary & Dream in Islamic Spirituality», in GRUNEBAUM G.E. von (ed.), The Dream and Human Societies, Berkeley, University of California Press, 1966, pp. 381-408.

 

CORBIN H., «Philosophie prophétique et métaphysique de l'être en Islam shî'ite», in Le langage, Actes du XIIIe Congrès, Société de philosophie de langue française Neuchatel, La Baconnière, 1966, vol. I, pp. 24-30.

 

CORBIN H.,  «Siyavakhsh à Persépolis», Orient, 1966, 3e trimestre, pp. 63-76.

 

CORBIN H., «Le thème de la résurrection chez Mollâ Sadrâ Shîrâzî (1050/1640), commentateur de Sohrawardî (587/1191)», in Studies in Mysticism and Religion, Jerusalem, Magnes Press, The Hebrew University, 1967, pp. 71-115.

 

CORBIN H., «Du sens musical de la mystique persane», Horizons franco-iraniens, décembre 1967, pp. 27-28.

 

CORBIN H., «Islamisme et religions de l'Arabie», in Problèmes et méthodes d'histoire des religions, Paris, P.U.F., 1968, pp. 129-146.

 

CORBIN H., «De la bibliothèque nationale à la bibliothèque iranienne», in Humanisme actif. Mélanges d'art et de littérature offerts à Julien Cain, Paris, Hartmann, 1968, pp. 309-320.

 

CORBIN H., «Actualité de la philosphie traditionnelle en Iran», Acta Iranica I, Téhéran, janv.-mars 1968, pp. 1-11.

 

CORBIN H., «Notes pour une étude d'angélologie islamique», in Anges, démons et êtres intermédiaires, 3e Colloque de l'Alliance mondiale des religions, 13-14 janv. 1968, Paris, Labergerie, 1969, pp. 49-59.

 

CORBIN H., «Imâmologie et philosophie», in Shî'isme imâmite, Colloque de Strasbourg, 6-8 mai 1968, Bibliothèque des Centres d'études supérieures spécialisées, Paris, P.U.F., 1969, pp. 143-174.

 

 

II                 Oeuvres-monographies, traductions

 

CORBIN H., L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn' Arabî, 2e Edition, Paris, Aubier, 1993, 328 p.

 

CORBIN H., Terre céleste et corps de résurrection : de l'Iran mazdéen à l'Iran shî'ite, Paris, Buchet/Chastel, 1961, 130 p.

 

CORBIN H., Histoire de la philosphie islamique. Des origines jusqu'à la mort d'Averroës (1198), Paris, Gallimard, 1964, t. I, 384 p.

 

CORBIN H., En Islam iranien : Aspects spirituels et philosophiques, Paris, Gallimard, 1971, IV tomes.

 

CORBIN H., L'Homme de lumière dans le soufisme iranien, Saint-Vincent-sur-Jabron, Editions Présence, 1971, 168 p.

 

CORBIN H., Abu Ya’Qub Sejestan. Le dévoilement des choses cachées : Recherches de philosophie ismaélienne, Paris, Verdier, 1988, 139 p.

 

CORBIN H., Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris, Berg International Editeurs, 1982, 208 p.

 

CORBIN H., Trilogie ismaélienne, Paris, Verdier, 1994, 460 p.

 

CORBIN H.,  Temple et contemplation, Paris, Flammarion, 1980, 447 p.

 

CORBIN H.,  Suhravardî d’Alep, Cognac, Fata Morgana, 2001, 83 p.

 

CORBIN H., L’Homme et son ange, Mesnil-sur-l’Estrée, 1994, 281 p.

 

CORBIN H., La philosophie iranienne islamique aux XVII et XVIII siècles, Paris, Editions Buchet/Castel, 1981, 417p.

 

CORBIN H., L’Imâm caché, Paris, Editions de l’Herne, 2003, 301 p.

 

CORBIN H., Le Livre des sept statues, Paris, Editions de l’Herne, 1981, 219 p.

 

CORBIN H., Le Jasmin des fidèles d’amour, Paris, Verdier, 1991, 273 p.

CORBIN H., Alchimie comme art hiératique, Paris, l’Herne, 1986, 219 p.

 

CORBIN H., Philosophie iranienne et philosophie comparée, Paris, Buchet/Castel, 1985, 154 p.

 

CORBIN H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, 466 p.

 

CORBIN H., Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Le Livre des pénétrations métaphysiques, Paris, Verdier, 1988, 252 p.

 

CORBIN H., L’Iran et la philosophie, Paris, Fayard, 1990, 262 p.

 

CORBIN H., L’Archange empourpré.  Quinze traités et récits mystiques, traduits du persan et de l’arabe par H. Corbin, Fayard, 1976, 546 p.

 

CORBIN H., Hamann, philosophe du luthéranisme, Berg International, 1985,

 

CORBIN H., Shihâboddîn Yahya Sohravardî, Le Livre de la sagesse orientale, traductions et notes par H. Corbin, réédition, Paris,Gallimard, 2003, 694 p.

 

CORBIN H., Abu Yaqub Sejestani, Le Dévoilement des choses cachées, Paris, Verdier, 1988.

 

CORBIN H., Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d’amour, traductions et notes par H. Corbin, Verdier, 1991, 273 p.

 

CORBIN H., Le Paradoxe du monothéisme, Paris, l’Herne, 1981, 220 p.

 

1      Textes  se rapportant à l’oeuvre de Henry Corbin

 

SCHMIDTKE S., Correspondance Corbin-Ivanow.  Lettres échangées entre Henry Corbin et Vladimir Ivanow de 1947 à 1966, Paris, Peeters, 1999, 235 p.

 

JAMBET C., La Logique des Orientaux.  Henry Corbin et la science des formes, Paris, Editions du Seuil, 1983, 316 p.

 

SHAYEGAN D., Henry Corbin.  La Topographie spirituelle de l’islam iranien, Paris, Editions de la Différence, 1990, 305 p.

 

LORY P.,  Les Commentaires ésotériques du Coran d’après ‘Abd al-Razzâq al-Qâshânî, Paris, Les Deux Océans, 1980, 219 p.

 

KINGSLEY P., Reality, Inverness, The Golden Sufi Center Publishing, 2003, 591 p.

 

MOULINET P., Le Soufisme regarde l’Occident (en trois tomes), Paris, l’Harmattan, 2002, 1549p.

 



 

 



[1][1] Monde intelligé d’abord parce qu’il se manifeste à un sujet pensant et fait partie intégrante de sa réalité humaine et, deuxièment, parce qu’il est la production d’une contemplation qui est auto-intellection de la part d’une des pures Essences (dans le schéma néo-platonicien), Archanges de lumière (dans le schéma sohravardien), dans la procession de l’Etre depuis le Premier Vrai et Absolu en soi qui est la Première Lumière (voir Corbin H., Suhravardî d’Alep, Fata Morgana, Cognac 2001, p 37-38). Nous reviendrons plus en détail sur ce thème au cours de notre développement.

[2][2] Par plan eschatologique, nous désignons de manière générale tout ce qui concerne les origines et fins ultimes de l’humanité, ainsi que celles de la conscience humaine.

[3][3] Le choix d’écrire existentiale au lieu d’existentielle tient, chez Corbin, du fait que l’existence (ex-sistance) n’est pas considérée en tant que prédicat d’un sujet. Réalité humaine est la traduction, par Corbin, du terme technique de Dasein que l’on retrouve chez Heidegger. Ainsi : « l’essence de la réalité-humaine (Dasein) consiste en son ex-sistance (Existenz).  Mais parce qu’en ex-sistant, la réalité humaine est toujours d’ores et déjà trans-scendante, la vérité de cette relation est alors plus originaire que celle qui est supportée par le lien du sujet et du prédicat dans le jugement logique. » (cf. Corbin H., Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p.58.

[4][4] « Aucune nation, aucune idéologie, aucune culture, aucune religion, aucune philosophie ne peut détenir notre loyauté ni nous fixer dans le temps ou l’espace. » Peter Lamborn WilsonSacred Drift.p.156 (cet essai m’a été donné en pages photocopiés il y a presque dix ans. Je n’ai pas pu localiser la collection dans laquelle il a été publié, ni la maison d’édition).

[5][5] Anarkhia : l’état d’un être privé d’un chef. (cf. Chambers Dictionary of Etymology, ed. R.K. Barnhart, Chambers Harrap publishing ltd., 1988.)

[6][6] Corbin H., Philosophie iranienne et philosophie comparée, Paris, Buchet/Castel, 1985, p. 22-23.

[7][7] CORBIN H.,cf. Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p. 31.

[8][8] CORBIN H., Le Jasmin des fidèles d’amour, Paris, Verdier, 1991, 273 p.

[9][9] Voir supra.

[10][10] Comprésence cf. l’usage fait par Corbin dans Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p. 31.

[11][11] Pour cet usage de rifier comme action de rendre vraie, et d’existentiale comme action non pas prédicative mais constitutive de l’être voir Cahier de l’Herne p.59-60.

[12][12] Voir ci-dessous.

[13][13] Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p26.

[14][14] Citation du Corpus hermeticum Traité XI 20, dans Corbin H., Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris, Berg International Éditeurs, 1982, p. 38.

[15][15] Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p. 60.

[16][16] Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p. 41.

[17][17] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p. 25.

[18][18]  Corbin H., Philosophie iranienne et philosophie comparée, Paris, Buchet/Castel, 1985, p. 15.

[19][19] Nous reviendrons aux conséquences de la réintroduction (exigée par les trouvailles de la phénoménologie de l’Esprit) de cette faculté de l’Imagination dans la pensée philosophique occidentale et de la lecture qu’elle autorise de penseurs tels que Kant et Hegel dans notre seconde section.

[20][20] Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p. 59.

[21][21] Pour la communauté des Shi’îtes, l’Imâm est le khalife de Dieu sur Terre, mais dans le sens profond que vise Corbin, l’Imâm est homologue à l’Anthropos Céleste : il est la face révélée de la divinité, l’ultime théophanie par laquelle Dieu se donne à la contemplation humaine. (cf. Corbin H., Histoire de la philosphie islamique. Des origines jusqu'à la mort d'Averroës (1198), Paris, Gallimard, 1964, p.145-148)

 

[22][22] L’usage du terme imagiste d’horizon chez Corbin implique toujours l’idée de la relation entre le phénomène et ce qui le révèle (tout comme le monde et le levant du soleil qui l’illumine) et « l’exigence illuminative […] sur la précédence (l’hégémonie) inconditionnelle de l’Illumination par rapport à l’objet-qu’elle-révèle. » « La réalité de la Lumière est […] la réalité essentielle du sujet, de la Subjectivité comme vérité présente à soi-même. » (Corbin H., Suhravardî d’Alep, Fata Morgana, Cognac, 2001, p.36-37)

[23][23] Corbin H., Théologie au bord du lac dans Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. del’Herne, 1981, p62.

[24][24] Jambet C., La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 24.

[25][25] Huitième climat, ne figurant sur aucune carte terrestre, producteur de sa propre lumière puisque investi de l’illumination de l’âme mise à découvert.

[26][26] C’est un sujet auquel nous reviendrons dans notre seconde section, chapitre 8 : L’enfer de la lettre et de la loi en l’absence du Seigneur.

[27][27] Corbin H., Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p.35.

[28][28] Corbin H., Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p.62.

[29][29] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1s999, p. 222.

[30][30] Ibid., p. 175.

[31][31] Ibid., p. 43.

[32][32] Ibid., p. 252.

[33][33] Ibid., p. 109.

[34][34]  Izutsu T., Unicité de l’existence et création perpétuelle en mystique islamique, Paris, Les Deux Océans, 1980, p.33.

[35][35] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1s999, p. 155.

[36][36] Pour un définition du terme coincidentia oppositorum voir ci dessous.

[37][37] Izutsu T., Unicité de l’existence et création perpétuelle en mystique islamique, Paris, Les Deux Océans, 1980, p.34 et 36

[38][38] Nous résumons ici une explication déjà très concise de M. Izutsu. (cf. pp. 32-38, Unicité de l’existence.)

[39][39] Ibid., p.33

[40][40] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1s999, p. 155.

[41][41] Jambet C., La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p.23.

[42][42] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1s999, p. 20.

[43][43] Ibid., p. 94.

[44][44] Ibid., p. 31.

[45][45] Ibid., p. 109-111.

[46][46]  Citation de Sohravardî, traduit par Corbin. (cf. CORBIN H., En Islam iranien : Aspects spirituels et philosophiques, tome II, Paris, Gallimard, 1971, p.268.)

[47][47] Nous reviendrons sur ce point au cours d’une discussion d’Empédocle dans la deuxième section, premier chapitre : La Tonalité affective de l’Amour : une philosophie qui nous regarde.

[48][48] Corbin H., Temps cyclique et gnose ismaélienne (avec une citation de Nâsir-e Khosraw, Kitâb Zâd al-Mosâfirîn), Paris, L’Ile Verte Berg International, 1982, p. 44.

[49][49] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1s999, p. 16.

[50][50] Ibid., p. 16-17.

[51][51] On peut voir à quel point Corbin fait sien et les Récits et la méthode du Tawîl dans la critique suivante : « ces commentaires présentent un défaut commun, en déchiffrant les symboles de nos Récits comme à l’aide d’un « code ». Ils ne prêtent point attention au mode de perception tout différent qui appréhende les données sensibles ou imaginales, et les transmue en symboles. Au lieu de prendre le Récit en sa phase de transmutation noétique, ils le ramènent pour ainsi dire en arrière, en réduisant les perceptions symboliques aux évidences et propositions de la connaissance naturelle, celle des traités didactiques. S’efforçant de reconvertir les symboles en évidences rationnelles, c’est alors qu’ils les dégradent en allégories. » (cf. CORBIN H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p.189 (voir aussi p. 194))

[52][52] Ibid., p. 119.

[53][53] Ibid., p. 40.

[54][54] Ibid., p. 41.

[55][55] Ibid., p. 195-196.

[56][56] Ibid., p. 41.

[57][57] Voir ci dessous, chapitre 7.

[58][58] Ibid., p. 191.

[59][59]Chambers Dictionary of Etymology, ed. R.K. Barnhart, Chambers Harrap publishing ltd., New York, 1988.

[60][60] Ibid., p. 194.

[61][61] Corbin Henry, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’ Araî, 2e Édition, Paris, Aubier, 1993, p. 144.

[62][62] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p. 156.

[63][63]Ibid., p. 156.

[64][64] Ibid., p. 333.

[65][65] Schmidtke S., Correspondance Corbin-Ivanow. Lettres échangées entre Henry Corbin et Vladimir Ivanow de 1947 à 1966, Paris, Peeters, 1999, p. 126.

[66][66] « Je dirai peut-être un jour comment ce Récit de l’exil occidental fut précisément le moment décisif où je rejetai le poids des finitudes qui pèsent sous le ciel sombre de la liberté heideggérienne. Il fallait m’apercevoir que, sous ce ciel sombre, le Da du Dasein était un ilôt en perdition, précisément l’ilôt de « l’Exil occidental ». » (cf. Corbin H., Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p32.)

[67][67] « Ce qu’implicait la proclamation, ce n’était rien de moins que l’avènement d’un pur Islam spirituel, libéré de tout esprit légalitaire, de toute servitude de la Loi, une religion personnelle de la Résurrection qui est naissance spirituelle, parce qu’elle fait découvrir et vivre le sens spirituel des Révélations prophétiques. » (cf. Corbin H., Histoire de la philosphie islamique. Des origines jusqu'à la mort d'Averroës (1198), Paris, Gallimard, 1964, p.142.)

[68][68] Schmidtke S., Correspondance Corbin-Ivanow. Lettres échangées entre Henry Corbin et Vladimir Ivanow de 1947 à 1966, Paris, Peeters, 1999, p. 126.

[69][69] Ibid., p. 96.

[70][70] Corbin H., Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris, Gallimard, 1938, p. 17.

[71][71] Corbin H., Hamann, philosophe du luthéranisme, Berg International, 1985, p. 18.

[72][72] Voir supra.

[73][73] Citation de H. Corbin tirée de la préface de Heidegger m., Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. par H. Corbin, Paris, Gallimard, 1938, p. 9.

[74][74] Heidegger m., Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. par H. Corbin, Paris, Gallimard, 1938, p. 9.

[75][75] Valorisation que l’on retrouve également chez des philosophes tels Husserl, Kierkegaard et (cher à Corbin) le poète Rilke parmi bien d’autres plus ou moins de la même époque.

[76][76] Schmidtke S., Correspondance Corbin-Ivanow. Lettres échangées entre Henry Corbin et Vladimir Ivanow de 1947 à 1966, Paris, Peeters, 1999, p. 86.

[77][77] Ibid, p. 96, I. V. « La phénoménologie de l’expérience religieuse individuelle appartient au domaine de la neuropathologie, psychologie, etc. [elle] concerne plutôt la médecine – si tant est qu’elle ait un sens. Dans mes travaux je me borne strictement aux faits… et l’analyse de leur vraie substance. Mon modèle idéal pour de telles études serait la chimie – être capable de donner les résultats de la recherche en formules et équations sûres et concises et n’admettant ni tromperie ni caprice. » Notre traduction. 

[78][78] Ibid, p. 127.

[79][79] Moulinet P., Le Soufisme regarde l’Occident, Tome I, Paris, l’Harmattan, 2002 p.30.

[80][80] Cf. un entretien informel à Lyon 2003-2004.

[81][81] Ibid, p.33.

[82][82] Voir supra.

[83][83] Corbin H., Temple et contemplation, Paris, Flammarion, 1980, p. 302.

[84][84] Citation de Heidegger tirée de Moulinet P., Le Soufisme regarde l’Occident, Tome I, Paris, l’Harmattan, 2002, p. 28.

[85][85] Corbin H., Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d’amour, traductions et notes par H. Corbin, Verdier, 1991, p. 10.

[86][86] Voir supra.

[87][87] Eliot T.S., Four Quartets, Faber and Faber, New ed. 2001, p.43.

[88][88] Traduction adaptée à partir du texte Quatre Quatuors, traduit par Pierre Leyris, Ed. du Seuil, 1950, pp.123,125.

[89][89] Corbin H., Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d’amour, traductions et notes par H. Corbin, Verdier, 1991, note #4 p. 57.

[90][90] Ibid., p. 41.

[91][91] Ibid., p. 27.

[92][92] Ibid., p. 33.

[93][93] Ibid., p. 25

[94][94] Citation de Corbin tirée d’une intervention au cours d’un colloque à Téhéran en 1977.
(cf. Jambet C., La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Paris, Editions du Seuil, 1983, p.22.)

[95][95] Cf. intervention d’Amir Moezzi au colloque Henry Corbin, Sorbonne, 2004.

[96][96] À ce sujet voir Pagels E., Les évangiles secrets, trad. Tanguy Kenec’hdu, Gallimard, 1982.

[97][97] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p. 333.

[98][98] Corbin H., Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d’amour, traductions et notes par H. Corbin, Verdier, 1991, note #10 p.60.

[99][99] Ibid., p. 60.

[100][100] La ghâybat est l’occultation de l’Imâm : « incognito divin qui est [d’après Corbin] essentiel à une philosophie prophétique, parce qu’il préserve le divin de devenir un objet ». (cf. Corbin H., Histoire de la philosphie islamique. Des origines jusqu'à la mort d'Averroës (1198), Paris, Gallimard, 1964 p. 80, voir aussi pp. 109-114.)

[101][101] Moulinet P., Le Soufisme regarde l’Occident, Tome I, Paris, l’Harmattan, 2002, p. 174.

[102][102] Paraphrase approximative cf. Kingsley P., Reality, Inverness, The Golden Sufi Center Publishing, 2003, pp. 515-517.

[103][103] Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p.40-41

[104][104] « Le jeune platonicien que j’étais alors ne pouvait que prendre feu au contact de celui [Sohravardî] qui fut « l’Imâm des Platoniciens de Perse ». » (cf. Corbin H., Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p.41.)

[105][105] Corbin H., Hamann, philosophe du luthéranisme, Berg International, 1985, p. 17.

[106][106] Nous devons cet aperçu à M. Jambet.

[107][107] Une Image que nous proposons à partir d’anecdotes personnelles que nous ont été racontés par Stella Corbin et par M. Jambet.

[108][108] Cahier de l’Herne #39, dirigé par C. Jambet, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p.46.

[109][109] M. Peter Kingsley.

[110][110] Ibid., p. 46.

[111][111] Par extase nous désignons un acte de contemplation qui opère l’effacement du moi égoïste créant ainsi une parfaite transparence sur (ou présence à) l’Image contemplée : une compréhension qui habite au lieu de manipuler son objet.

[112][112] Corbin H., Alchimie comme art hiératique, Paris, éd. de l’Herne, 1986, p. 87.

[113][113] Ibid., p. 152.

[114][114] Au cours d’un entretien informel, à l’EPHE, 2003-2004.

[115][115] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p. 333.

[116][116] Nous reviendrons sur cette situation, qui constitue un moment essentiel dans la voie de toute gnose, dans le chapitre 8 : L’enfer de la lettre et de la loi en l’absence du Seigneur.

[117][117] Corbin H., « In memoriam Olga Frobe-Kapteyn », cité par JAMBET Christian, Itinéraire d’un enseignement, Institut français de recherche en Iran, 1993, p.13

[118][118] Corbin H., Hamann, philosophe du luthéranisme, Berg International, 1985, p. 18.

[119][119] Jambet C., La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 242-243.

[120][120] Approximation cf. Le Grand Robert, 2e éd., Paris, 1992.

[121][121] Jambet C., La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Paris, éd. du Seuil, 1983, p. 147.

[122][122] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p. 43.

[123][123] Corbin H., En Islam iranien : Aspects spirituels et philosophiques, Paris, Gallimard, 1971, vol. II, p. 363.

[124][124] Approximation, cf., Corbin H., L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’ Arabî, 2e éd., Paris, Aubier, 1993, p. 167-168.

[125][125] CORBIN H., Imagination Créatrice, Paris, Flammarion, 1958, (discussion paraphrastique cf.pages 167-168 et notes 233,34, 235 pages 262-3).

[126][126] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p. 280.

[127][127] Citation de E.R. Dodds cf. Kingsley Peter, Reality, Inverness, The Golden Sufi Center Publishing, 2003, p. 305-306.

[128][128] Moulinet P., Le Soufisme regarde l’Occident, Paris, l’Harmattan, 2002, vol. I, p. 107.

[129][129] Corbin H., Le Paradoxe du monothéisme, Paris, éd. de l’Herne, 1981, p. 14.

[130][130] Il s’agit d’une confusion entre une sagesse qui se repose en soi, et un savoir qui doit s’édifier ou se construire. Corbin relève ce même confusion au sujet de l’herméneutique: « L’herméneutique ne construit pas, mais elle fait se révéler l’objet dans et par son activité même » (cf. CORBIN H., Suhravardî d’Alep, Fata Morgana, Paris, 2001, note 15, p. 76.)

[131][131] Corbin H., Suhrawardî d’Alep, Fata Morgana, Cognac, 2001, p.30.

[132][132] Jambet C., La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Paris, éd. du Seuil, 1983, p. 284.

[133][133] Ibid., p. 56.

[134][134] Moulinet P., Le Soufisme regarde l’Occident, Paris, l’Harmattan, 2002, vol. I, p. 27.

[135][135] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p. 332-333.

[136][136] Moulinet P., Le Soufisme regarde l’Occident, Paris, l’Harmattan, 2002, vol. 1, p. 98.

[137][137] Ibid., vol. 1, p. 98.

[138][138] Ibid., vol. 1, p. 100.

[139][139] Sourate 50, Qâf, Le Coran, Essai de traduction Jacques Berque, Albin Michel, Paris, 2002, p.563-4.

[140][140] Corbin H, L’Iran et la philosophie, p. 153. cf MOULINET P., Soufisme regarde l’Occident, Tome 1, l’Harmattan, Paris, 2001, page 108 .

[141][141] Corbin, H., Suhravardî d’Alep, Fata Morgana, Cognac, 2001, p.28.

[142][142] Coran, trad. D. Masson.

[143][143] Corbin, H., Suhravardî d’Alep, Fata Morgana, Cognac, 2001, p. 59

[144][144] D’après l’usage de M. Jambet.

[145][145]  Corbin H., En Islam iranien : Aspects spirituels et philosophiques, vol. 1, Paris, Gallimard, 1971, p. 104.

[146][146] Corbin Henry, Hamann, philosophe du luthéranisme, Berg International, 1985, p. 30.

[147][147] Corbin H., Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999, p. 33,4.

[148][148] Corbin Henry, En Islam iranien : Aspects spirituels et philosophiques, Paris, Gallimard, 1971, vol. I, p. 264.

[149][149] Corbin Henry, Trilogie ismaélienne, Paris, Verdier, 1994, p. 15.

[150][150] Corbin Henry, En Islam iranien : Aspects spirituels et philosophiques, Paris, Gallimard, 1971, vol. I, p. XVII.

[151][151] Ibid., vol. I, p. XVII.

[152][152] Ibid., vol. I, p. 6.

[153][153] Ibid., vol. I, p. 7.

[154][154] Ibid., vol. I, p. 108.